Les Trois Mousquetaires / Три мушкетера. Александр ДюмаЧитать онлайн книгу.
voulez, et alors vous lui répondrez par ces deux mots : Tours et Bruxelles. Aussitôt il se mettra à vos ordres.
– Et que lui ordonnerai-je ?
– D’aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la reine.
– Et quand il l’aura été chercher et que M. de La Porte sera venu ?
– Vous me l’enverrez.
– C’est bien, mais où et comment vous reverrai-je ?
– Y tenez-vous beaucoup à me revoir ?
– Certainement.
– Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.
– Je compte sur votre parole.
– Comptez-y. »
D’Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lançant le coup d’oeil le plus amoureux qu’il lui fût possible de concentrer sur sa charmante petite personne, et tandis qu’il descendait l’escalier, il entendit la porte se fermer derrière lui à double tour. En deux bonds il fut au Louvre : comme il entrait au guichet de Échelle, dix heures sonnaient. Tous les événements que nous venons de raconter s’étaient succédé en une demi-heure.
Tout s’exécuta comme l’avait annoncé Mme Bonacieux. Au mot d’ordre convenu, Germain s’inclina ; dix minutes après, La Porte était dans la loge ; en deux mots, d’Artagnan le mit au fait et lui indiqua où était Mme Bonacieux. La Porte s’assura par deux fois de l’exactitude de l’adresse, et partit en courant. Cependant, à peine eut-il fait dix pas, qu’il revint.
« Jeune homme, dit-il à d’Artagnan, un conseil.
– Lequel ?
– Vous pourriez être inquiété pour ce qui vient de se passer.
– Vous croyez ?
– Oui. Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde ?
– Eh bien ?
– Allez le voir pour qu’il puisse témoigner que vous étiez chez lui à neuf heures et demie. En justice, cela s’appelle un alibi. »
D’Artagnan trouva le conseil prudent ; il prit ses jambes à son cou, il arriva chez M. de Tréville, mais, au lieu de passer au salon avec tout le monde, il demanda à entrer dans son cabinet. Comme d’Artagnan était un des habitués de l’hôtel, on ne fit aucune difficulté d’accéder à sa demande ; et l’on alla prévenir M. de Tréville que son jeune compatriote, ayant quelque chose d’important à lui dire, sollicitait une audience particulière. Cinq minutes après, M. de Tréville demandait à d’Artagnan ce qu’il pouvait faire pour son service et ce qui lui valait sa visite à une heure si avancée.
« Pardon, monsieur ! dit d’Artagnan, qui avait profité du moment où il était resté seul pour retarder l’horloge de trois quarts d’heure ; j’ai pensé que, comme il n’était que neuf heures vingt-cinq minutes, il était encore temps de me présenter chez vous.
– Neuf heures vingt-cinq minutes ! s’écria M. de Tréville en regardant sa pendule ; mais c’est impossible !
– Voyez plutôt, monsieur, dit d’Artagnan, voilà qui fait foi.
– C’est juste, dit M. de Tréville, j’aurais cru qu’il était plus tard. Mais voyons, que me voulez-vous ? »
Alors d’Artagnan fit à M. de Tréville une longue histoire sur la reine. Il lui exposa les craintes qu’il avait conçues à l’égard de Sa Majesté ; il lui raconta ce qu’il avait entendu dire des projets du cardinal à l’endroit de Buckingham, et tout cela avec une tranquillité et un aplomb dont M. de Tréville fut d’autant mieux la dupe, que lui-même, comme nous l’avons dit, avait remarqué quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et la reine.
À dix heures sonnant, d’Artagnan quitta M. de Tréville, qui le remercia de ses renseignements, lui recommanda d’avoir toujours à coeur le service du roi et de la reine, et qui rentra dans le salon. Mais, au bas de l’escalier, d’Artagnan se souvint qu’il avait oublié sa canne : en conséquence, il remonta précipitamment, rentra dans le cabinet, d’un tour de doigt remit la pendule à son heure, pour qu’on ne pût pas s’apercevoir, le lendemain, qu’elle avait été dérangée, et sûr désormais qu’il y avait un témoin pour prouver son alibi, il descendit l’escalier et se trouva bientôt dans la rue.
XI. L’intrigue se noue
Sa visite faite à M. de Tréville, d’Artagnan prit, tout pensif, le plus long pour rentrer chez lui.
À quoi pensait d’Artagnan, qu’il s’écartait ainsi de sa route, regardant les étoiles du ciel, et tantôt soupirant tantôt souriant ?
Il pensait à Mme Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire, la jeune femme était presque une idéalité amoureuse. Jolie, mystérieuse, initiée à presque tous les secrets de cour, qui reflétaient tant de charmante gravité sur ses traits gracieux, elle était soupçonnée de n’être pas insensible, ce qui est un attrait irrésistible pour les amants novices ; de plus, d’Artagnan l’avait délivrée des mains de ces démons qui voulaient la fouiller et la maltraiter, et cet important service avait établi entre elle et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si facilement un plus tendre caractère.
D’Artagnan se voyait déjà, tant les rêves marchent vite sur les ailes de l’imagination, accosté par un messager de la jeune femme qui lui remettait quelque billet de rendez-vous, une chaîne d’or ou un diamant. Nous avons dit que les jeunes cavaliers recevaient sans honte de leur roi ; ajoutons qu’en ce temps de facile morale, ils n’avaient pas plus de vergogne à l’endroit de leurs maîtresses, et que celles-ci leur laissaient presque toujours de précieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayé de conquérir la fragilité de leurs sentiments par la solidité de leurs dons.
On faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir. Celles qui n’étaient que belles donnaient leur beauté, et de là vient sans doute le proverbe, que la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Celles qui étaient riches donnaient en outre une partie de leur argent, et l’on pourrait citer bon nombre de héros de cette galante époque qui n’eussent gagné ni leurs éperons d’abord, ni leurs batailles ensuite, sans la bourse plus ou moins garnie que leur maîtresse attachait à l’arçon de leur selle.
D’Artagnan ne possédait rien ; l’hésitation du provincial, vernis léger, fleur éphémère, duvet de la pêche, s’était évaporée au vent des conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient à leur ami. D’Artagnan, suivant l’étrange coutume du temps, se regardait à Paris comme en campagne, et cela ni plus ni moins que dans les Flandres : l’Espagnol là-bas, la femme ici. C’était partout un ennemi à combattre, des contributions à frapper.
Mais, disons-le, pour le moment d’Artagnan était mû d’un sentiment plus noble et plus désintéressé. Le mercier lui avait dit qu’il était riche ; le jeune homme avait pu deviner qu’avec un niais comme l’était M. Bonacieux, ce devait être la femme qui tenait la clef de la bourse. Mais tout cela n’avait influé en rien sur le sentiment produit par la vue de Mme Bonacieux, et l’intérêt était resté à peu près étranger à ce commencement d’amour qui en avait été la suite. Nous disons : à peu près, car l’idée qu’une jeune femme, belle, gracieuse, spirituelle, est riche en même temps, n’ôte rien à ce commencement d’amour, et tout au contraire le corrobore.
Il y a dans l’aisance une foule de soins et de caprices aristocratiques qui vont bien à la beauté. Un bas fin et blanc, une robe de soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied, un frais ruban sur la tête, ne font point jolie une femme laide, mais font belle une femme jolie, sans compter les mains qui gagnent à tout cela ; les mains, chez les femmes surtout, ont besoin de rester oisives pour rester belles.
Puis d’Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous n’avons pas caché l’état de sa fortune, d’Artagnan n’était pas un millionnaire ; il espérait bien le devenir