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Jacques le fataliste et son maître. Dénis DiderotЧитать онлайн книгу.

Jacques le fataliste et son maître - Dénis Diderot


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homme prudent, sourit de l'avis, mais ne laissa pas d'y attacher toute l'importance qu'il méritait. Il mit des espions autour du commandant. Leur premier rapport fut que le commandant sortait peu, et que le paysan ne sortait point du tout. Il était impossible que ces deux hommes vécussent ensemble huit jours de suite, sans que leur étrange manie les reprît; ce qui ne manqua pas d'arriver.

      Vous voyez, lecteur, combien je suis obligeant; il ne tiendrait qu'à moi de donner un coup de fouet aux chevaux qui traînent le carrosse drapé de noir, d'assembler, à la porte du gîte prochain, Jacques, son maître, les gardes des Fermes ou les cavaliers de maréchaussée avec le reste de leur cortége; d'interrompre l'histoire du capitaine de Jacques et de vous impatienter à mon aise; mais pour cela il faudrait mentir, et je n'aime pas le mensonge, à moins qu'il ne soit utile et forcé. Le fait est que Jacques et son maître ne virent plus le carrosse drapé, et que Jacques, toujours inquiet de l'allure de son cheval, continua son récit:

      Un jour, les espions rapportèrent au major qu'il y avait eu une contestation fort vive entre le commandant et le paysan; qu'ensuite ils étaient sortis, le paysan marchant le premier, le commandant ne le suivant qu'à regret, et qu'ils étaient entrés chez un banquier de la ville, où ils étaient encore.

      On apprit dans la suite que, n'espérant plus de se revoir, ils avaient résolu de se battre à toute outrance, et que, sensible aux devoirs de la plus tendre amitié, au moment même de la férocité la plus inouïe, mon capitaine qui était riche, comme je vous l'ai dit… mon capitaine, qui était riche, avait exigé de son camarade qu'il acceptât une lettre de change de vingt-quatre mille livres, qui lui assurât de quoi vivre chez l'étranger, au cas qu'il fût tué, celui-ci protestant qu'il ne se battrait point sans ce préalable; l'autre répondant à cette offre: «Est-ce que tu crois, mon ami, que si je te tue, je te survivrai?..» J'espère, monsieur, que vous ne me condamnerez pas à finir notre voyage sur ce bizarre animal…

      Ils sortaient de chez le banquier, et ils s'acheminaient vers les portes de la ville, lorsqu'ils se virent entourés du major et de quelques officiers. Quoique cette rencontre eût l'air d'un incident fortuit, nos deux amis, nos deux ennemis, comme il vous plaira de les appeler, ne s'y méprirent pas. Le paysan se laissa reconnaître pour ce qu'il était. On alla passer la nuit dans une maison écartée. Le lendemain, dès la pointe du jour, mon capitaine, après avoir embrassé plusieurs fois son camarade, s'en sépara pour ne plus le revoir. À peine fut-il arrivé dans son pays, qu'il mourut.

LE MAÎTRE

      Et qui est-ce qui t'a dit qu'il était mort?

JACQUES

      Et ce cercueil? et ce carrosse à ses armes? Mon pauvre capitaine est mort, je n'en doute pas.

LE MAÎTRE

      Et ce prêtre les mains liées sur le dos; et ces gens les mains liées sur le dos; et ces gardes de la Ferme ou ces cavaliers de maréchaussée; et ce retour du convoi vers la ville? Ton capitaine est vivant, je n'en doute pas; mais ne sais-tu rien de son camarade?

JACQUES

      L'histoire de son camarade est une belle ligne du grand rouleau ou de ce qui est écrit là-haut.

LE MAÎTRE

      J'espère…

      Le cheval de Jacques ne permit pas à son maître d'achever; il part comme un éclair, ne s'écartant ni à droite ni à gauche, suivant la grande route. On ne vit plus Jacques; et son maître, persuadé que le chemin aboutissait à des fourches patibulaires, se tenait les côtés de rire. Et puisque Jacques et son maître ne sont bons qu'ensemble et ne valent rien séparés non plus que Don Quichotte sans Sancho et Richardet sans Ferragus, ce que le continuateur de Cervantès24 et l'imitateur de l'Arioste, monsignor Forti-Guerra25, n'ont pas assez compris, lecteur, causons ensemble jusqu'à ce qu'ils se soient rejoints.

      Vous allez prendre l'histoire du capitaine de Jacques pour un conte, et vous aurez tort. Je vous proteste que telle qu'il l'a racontée à son maître; tel fut le récit que j'en avais entendu faire aux Invalides, je ne sais en quelle année, le jour de Saint-Louis, à table chez un monsieur de Saint-Étienne, major de l'hôtel; et l'historien qui parlait en présence de plusieurs autres officiers de la maison, qui avaient connaissance du fait, était un personnage grave qui n'avait point du tout l'air d'un badin. Je vous le répète donc pour ce moment et pour la suite: soyez circonspect si vous ne voulez pas prendre dans cet entretien de Jacques et de son maître le vrai pour le faux, le faux pour le vrai. Vous voilà bien averti, et je m'en lave les mains. – Voilà, me direz-vous, deux hommes bien extraordinaires! – Et c'est là ce qui vous met en défiance? Premièrement, la nature est si variée, surtout dans les instincts et les caractères, qu'il n'y a rien de si bizarre dans l'imagination d'un poëte dont l'expérience et l'observation ne vous offrissent le modèle dans la nature. Moi, qui vous parle, j'ai rencontré le pendant du Médecin malgré lui, que j'avais regardé jusque-là comme la plus folle et la plus gaie des fictions. – Quoi! le pendant du mari à qui sa femme dit: J'ai trois enfants sur les bras; et qui lui répond: Mets-les à terre… Ils me demandent du pain: donne-leur le fouet! – Précisément. Voici son entretien avec ma femme.

      «Vous voilà, monsieur Gousse?

      – Non, madame, je ne suis pas un autre.

      – D'où venez-vous?

      – D'où j'étais allé.

      – Qu'avez-vous fait là?

      – J'ai raccommodé un moulin qui allait mal.

      – À qui appartenait ce moulin?

      – Je n'en sais rien; je n'étais pas allé pour raccommoder le meunier.

      – Vous êtes fort bien vêtu contre votre usage; pourquoi sous cet habit, qui est très-propre, une chemise sale?

      – C'est que je n'en ai qu'une.

      – Et pourquoi n'en avez-vous qu'une?

      – C'est que je n'ai qu'un corps à la fois.

      – Mon mari n'y est pas, mais cela ne vous empêchera pas de dîner ici.

      – Non, puisque je ne lui ai confié ni mon estomac ni mon appétit.

      – Comment se porte votre femme?

      – Comme il lui plaît; c'est son affaire.

      – Et vos enfants?

      – À merveille!

      – Et celui qui a de si beaux yeux, un si bel embonpoint, une si belle peau?

      – Beaucoup mieux que les autres; il est mort.

      – Leur apprenez-vous quelque chose?

      – Non, madame.

      – Quoi! ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme?

      – Ni à lire, ni à écrire, ni le catéchisme.

      – Et pourquoi cela?

      – C'est qu'on ne m'a rien appris, et que je n'en suis pas plus ignorant. S'ils ont de l'esprit, ils feront comme moi; s'ils sont sots, ce que je leur apprendrais ne les rendrait que plus sots…»

      Si vous rencontrez jamais cet original, il n'est pas nécessaire de le connaître pour l'aborder. Entraînez-le dans un cabaret, dites-lui votre affaire, proposez-lui de vous suivre à vingt lieues, il vous suivra; après l'avoir employé, renvoyez-le sans un sou; il s'en retournera satisfait.

      Avez-vous entendu parler d'un certain Prémontval26 qui donnait à Paris des leçons publiques de mathématiques? C'était son ami… Mais Jacques et son maître se sont peut-être rejoints: voulez-vous que nous allions à eux, ou rester avec moi?.. Gousse et Prémontval tenaient ensemble l'école. Parmi les élèves qui s'y rendaient en foule, il y avait une jeune fille appelée Mlle Pigeon27, la fille de cet habile artiste qui a construit ces deux beaux planisphères qu'on a transportés du Jardin du Roi dans les salles de l'Académie des Sciences. Mlle Pigeon allait là tous les matins avec son portefeuille sous le bras et son étui


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<p>24</p>

Avellaneda (Alonzo-Fernandez d') fit imprimer en 1614, à Tarragone, une suite de Don Quichotte. Cet ouvrage, peu estimé, a cependant été traduit en 1704 par Le Sage, sous le titre de Nouvelles Aventures de Don Quichotte. (Br.)

<p>25</p>

Forti-Guerra ou Forte-Guerri, né à Pistoie en 1674, mort le 17 février 1735, fit en très-peu de temps son poëme de Ricciardetto (Richardet), dont il composa en un seul jour le premier chant, voulant prouver par là combien il était facile de réussir dans le genre de l'Arioste. Le Richardet fut imprimé en 1738, trois ans après la mort de l'auteur; il a été traduit ou plutôt imité en vers français par Dumourier, 1766, et par Mancini-Nivernois, Paris, 1796. (Br.)

<p>26</p>

Prémontval (Pierre Le Guay de), fils d'un vieux commissaire de quartier de Paris, naquit à Charenton en 1716. Il enseignait les mathématiques vers 1740. Après qu'il eut enlevé Mlle Pigeon, il passa en Suisse, puis à Berlin, y vécut pauvrement, quoique membre de l'Académie, et y mourut en 1764. À Paris, il faisait des conférences. Il est assez gai de voir Crébillon fils, comme censeur, donner son approbation au Discours sur l'utilité des mathématiques ou à celui sur la Nature du nombre.

<p>27</p>

Pigeon (Marie-Anne-Victoire), femme de Prémontval, née à Paris en 1724, mourut à Berlin en 1767, peu de temps après son mari. Elle était lectrice de la princesse Henri de Prusse. Elle a publié en 1750: Mémoires sur la vie de Jean Pigeon ou le Mécaniste philosophe, ouvrage obscur sur les idées de son père.

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