Jacques le fataliste et son maître. Dénis DiderotЧитать онлайн книгу.
mari? Est-ce qu'un mari a une femme, est-ce qu'une femme a un mari pour rien?
– Ah! ah!
– Eh bien! qu'est-ce?
– Mon oreille!..
– Eh bien! ton oreille?
– C'est pis que jamais.
– Dors, cela se passera.
– Je ne saurais. Ah! l'oreille! ah! l'oreille!
– L'oreille, l'oreille, cela est bien aisé à dire…»
Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux; mais la femme, après avoir répété l'oreille, l'oreille, plusieurs fois de suite à voix basse et précipitée, finit par balbutier à syllabes interrompues l'o…reil…le, et à la suite de cette o…reil…le, je ne sais quoi, qui, joint au silence qui succéda, me fit imaginer que son mal d'oreille s'était apaisé d'une ou d'autre façon, il n'importe: cela me fit plaisir. Et à elle donc!
Jacques, mettez la main sur la conscience, et jurez-moi que ce n'est pas de cette femme que vous devîntes amoureux.
Je le jure.
Tant pis pour toi.
C'est tant pis ou tant mieux. Vous croyez apparemment que les femmes qui ont une oreille comme la sienne écoutent volontiers?
Je crois que cela est écrit là-haut.
Je crois qu'il est écrit à la suite qu'elles n'écoutent pas longtemps le même, et qu'elles sont tant soit peu sujettes à prêter l'oreille à un autre.
Cela se pourrait.
Et les voilà embarqués dans une querelle interminable sur les femmes; l'un prétendant qu'elles étaient bonnes, l'autre méchantes: et ils avaient tous deux raison; l'un sottes, l'autre pleines d'esprit: et ils avaient tous deux raison; l'un fausses, l'autre vraies: et ils avaient tous deux raison; l'un avares, l'autre libérales: et ils avaient tous deux raison; l'un belles, l'autre laides: et ils avaient tous deux raison; l'un bavardes, l'autre discrètes; l'un franches, l'autre dissimulées; l'un ignorantes, l'autre éclairées; l'un sages, l'autre libertines; l'un folles, l'autre sensées; l'un grandes, l'autre petites: et ils avaient tous deux raison.
En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pu faire le tour du globe sans déparler un moment et sans s'accorder, ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s'acheminer… – Où? – Où? lecteur, vous êtes d'une curiosité bien incommode! Et que diable cela vous fait-il? Quand je vous aurai dit que c'est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame de Lorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancé? Si vous insistez, je vous dirai qu'ils s'acheminèrent vers… oui; pourquoi pas?.. vers un château immense, au frontispice duquel on lisait: «Je n'appartiens à personne et j'appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d'y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez.» – Entrèrent-ils dans ce château? – Non, car l'inscription était fausse, ou ils y étaient avant que d'y entrer. – Mais du moins ils en sortirent? – Non, car l'inscription était fausse, ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis. – Et que firent-ils là? – Jacques disait ce qui était écrit là-haut; son maître, ce qu'il voulut: et ils avaient tous deux raison. – Quelle compagnie y trouvèrent ils? – Mêlée. – Qu'y disait-on? – Quelques vérités, et beaucoup de mensonges. – Y avait-il des gens d'esprit? – Où n'y en a-t-il pas? et de maudits questionneurs qu'on fuyait comme la peste. Ce qui choqua le plus Jacques et son maître pendant tout le temps qu'ils s'y promenèrent… – On s'y promenait donc? – On ne faisait que cela, quand on n'était pas assis ou couché… Ce qui choqua le plus Jacques et son maître, ce fut d'y trouver une vingtaine d'audacieux, qui s'étaient emparés des plus superbes appartements, où ils se trouvaient presque toujours à l'étroit; qui prétendaient, contre le droit commun et le vrai sens de l'inscription, que le château leur avait été légué en toute propriété; et qui, à l'aide d'un certain nombre de vauriens à leurs gages, l'avaient persuadé à un grand nombre d'autres vauriens à leurs gages, tout prêts pour une petite pièce de monnaie à pendre, ou assassiner le premier qui aurait osé les contredire: cependant au temps de Jacques et de son maître, on l'osait quelquefois. – Impunément? – C'est selon.
Vous allez dire que je m'amuse, et que, ne sachant plus que faire de mes voyageurs, je me jette dans l'allégorie, la ressource ordinaire des esprits stériles. Je vous sacrifierai mon allégorie et toutes les richesses que j'en pouvais tirer; je conviendrai de tout ce qu'il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître; soit qu'ils aient atteint une grande ville et qu'ils aient couché chez des filles; qu'ils aient passé la nuit chez un vieil ami qui les fêta de son mieux; qu'ils se soient réfugiés chez des moines mendiants, où ils furent mal logés et mal repus pour l'amour de Dieu; qu'ils aient été accueillis dans la maison d'un grand, où ils manquèrent de tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce qui est superflu; qu'ils soient sortis le matin d'une grande auberge, où on leur fit payer très-chèrement un mauvais souper servi dans des plats d'argent, et une nuit passée entre des rideaux de damas et des draps humides et repliés; qu'ils aient reçu l'hospitalité chez un curé de village à portion congrue, qui courut mettre à contribution les basses-cours de ses paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée de poulets; ou qu'ils se soient enivrés d'excellents vins, aient fait grande chère et pris une indigestion bien conditionnée dans une riche abbaye de Bernardins; car, quoique tout cela vous paraisse également possible, Jacques n'était pas de cet avis: il n'y avait réellement de possible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu'il y a de vrai, c'est que, de quelque endroit qu'il vous plaise16 de les mettre en route, ils n'eurent pas fait vingt pas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois, selon son usage, pris sa prise de tabac: «Eh bien! Jacques, l'histoire de tes amours?»
Au lieu de répondre, Jacques s'écria: Au diable l'histoire de mes amours! Ne voilà-t-il pas que j'ai laissé…
Qu'as-tu laissé?
Au lieu de lui répondre, Jacques retournait toutes ses poches, et se fouillait partout inutilement. Il avait laissé la bourse de voyage sous le chevet de son lit, et il n'en eut pas plus tôt fait l'aveu à son maître, que celui-ci s'écria: Au diable l'histoire de tes amours! Ne voilà-t-il pas que ma montre est restée accrochée à la cheminée!
Jacques ne se fit pas prier; aussitôt il tourne bride, et regagne au petit pas, car il n'était jamais pressé… – Le château immense? – Non, non. Entre les différents gîtes possibles17, dont je vous ai fait l'énumération qui précède, choisissez celui qui convient le mieux à la circonstance présente.
Cependant son maître allait toujours en avant: mais voilà le maître et le valet séparés, et je ne sais auquel des deux m'attacher de préférence. Si vous voulez suivre Jacques, prenez-y garde; la recherche de la bourse et de la montre pourra devenir si longue et si compliquée, que de longtemps il ne rejoindra son maître, le seul confident de ses amours, et adieu les amours de Jacques. Si, l'abandonnant seul à la quête de la bourse et de la montre, vous prenez le parti de faire compagnie à son maître, vous serez poli, mais très-ennuyé; vous ne connaissez pas encore cette espèce-là. Il a peu d'idées dans la tête; s'il lui arrive de dire quelque chose de sensé, c'est de réminiscence ou d'inspiration. Il a des yeux comme vous et moi; mais on ne sait la plupart du temps s'il regarde. Il ne dort pas, il ne veille pas non plus; il se laisse exister: c'est sa fonction habituelle. L'automate allait devant lui, se retournant de temps en temps pour voir si Jacques ne revenait pas; il descendait de cheval et marchait à pied; il remontait sur sa bête, faisait un quart de lieue, redescendait et s'asseyait à terre, la bride de son cheval passée dans son bras, et la tête appuyée sur ses deux mains. Quand il était las de cette posture, il se levait et regardait au loin s'il n'apercevait point Jacques. Point de Jacques. Alors il s'impatientait, et sans trop savoir s'il parlait ou non, il disait:
16
Variante: «Qu'il vous convienne.»
17
Variante: «Possibles ou non possibles.»