Actes et Paroles, Volume 1. Victor HugoЧитать онлайн книгу.
le village du haut de la cote. Il y avait une eglise, l'eglise d'en bas, qu'on voyait encore il y a trente ans, seule et debout au milieu des flots comme un navire echoue; un jour l'ouragan a souffle, un coup de mer est venu, l'eglise a sombre. (Mouvement.) Il ne reste rien aujourd'hui de cette population de pecheurs, de ce petit port si utile. Messieurs, vous ne l'ignorez pas, Dieppe s'encombre tous les jours; vous savez que tous nos ports de la Manche sont dans un etat grave, et pour ainsi dire atteints d'une maladie serieuse et profonde.
Vous parlerai-je du Havre, dont l'etat doit vous preoccuper au plus haut degre? J'insiste sur ce point; je sais que ce port n'a pas ete mis dans la loi, je voudrais cependant qu'il fixat l'attention de M. le ministre des travaux publics. Je prie la chambre de me permettre de lui indiquer rapidement quels sont les phenomenes qui ameneront, dans un temps assez prochain, la destruction de ce grand port, qui est a l'Ocean ce que Marseille est a la Mediterranee. (Parlez! parlez!)
Messieurs, il y a quelques jours on discutait devant vous, avec une remarquable lucidite de vues, la question de la marine; cette question a ete traitee dans une autre enceinte avec une egale superiorite. La puissance maritime d'une nation se fonde sur quatre elements: les vaisseaux, les matelots, les colonies et les ports; je cite celui-ci le dernier, quoiqu'il soit le premier. Eh bien, la question des vaisseaux et des matelots a ete approfondie, la question des colonies a ete effleuree; la question des ports n'a pas ete traitee, elle n'a pas meme ete entrevue. Elle se presente aujourd'hui, c'est le moment sinon de la traiter a fond, au moins de l'effleurer aussi. (Oui! oui!)
C'est du gouvernement que doivent venir les grandes impulsions; mais c'est des chambres, c'est de cette chambre en particulier, que doivent venir les grandes indications. (Tres bien!)
Messieurs, je touche ici a un des plus grands interets de la France, je prie la chambre de s'en penetrer. Je le repete et j'y insiste, maintenir, consolider et ameliorer, au profit de notre marine militaire et marchande, la configuration de notre littoral, voila le but qu'on doit se proposer. (Oui, tres bien!) La loi actuelle n'a qu'un defaut, ce n'est pas un manque d'urgence, c'est un manque de grandeur. (Sensation.)
Je voudrais que la loi fut un systeme, qu'elle fit partie d'un ensemble, que le ministre nous l'eut presentee dans un grand but et dans une grande vue, et qu'une foule de travaux importants, serieux, considerables fussent entrepris dans ce but par la France. C'est la, je le repete, un immense interet national. (Vif assentiment.)
Voici, puisque la chambre semble m'encourager, ce qui me parait devoir frapper son attention. Le courant de la Manche…
M. LE CHANCELIER. – J'invite l'orateur a se renfermer dans le projet en discussion.
M. VICTOR HUGO. – Voici ce que j'aurai l'honneur de faire remarquer a M. le chancelier. Une loi contient toujours deux points de vue, le point de vue special et le point de vue general; le point de vue special, vous venez de l'entendre traiter; le point de vue general, je l'aborde.
Eh bien! lorsqu'une loi souleve des questions aussi graves, vous voudriez que ces questions passassent devant la chambre sans etre traitees, sans etre examinees par elle! (Bruit.)
A l'heure qu'il est, la question d'urgence se discute; je crois qu'il ne s'agit que de cette question, et c'est elle que je traite, je suis donc dans la question. (Plusieurs voix: Oui! oui!) Je crois pouvoir demontrer a cette noble chambre qu'il y a urgence pour cette loi, parce qu'il y a urgence pour tout le littoral.
Maintenant si, au nombre des arguments dont je dois me servir, je presente le fait d'une grande imminence, d'un peril demontre, constate, evident pour tous, et en particulier pour M. le ministre des travaux publics, il me semble que je puis, que je dois invoquer cette grande urgence, signaler ce grand peril, et que si je puis reussir a montrer qu'il y a la un serieux interet public, je n'aurai pas mal employe le temps que la chambre aura bien voulu m'accorder. (Adhesion sur plusieurs bancs.)
Si la question d'ordre du jour s'oppose a ce que je continue un developpement que je croyais utile, je prierai la chambre de vouloir bien me reserver la parole au moment de la discussion de cette loi (Sans doute! sans doute!), car je crois necessaire de dire a la chambre certaines choses; mais dans ce moment-ci je ne parle que pour soutenir l'urgence du projet de loi. J'approuve l'insistance de M. le ministre des travaux publics; je l'appuie, je l'appuie energiquement.
Vous nous mettez en presence d'une petite loi; je la vote, je la vote avec empressement; mais j'en provoque une grande.
Vous nous apportez des travaux partiels, je les approuve; mais je voudrais des travaux d'ensemble.
J'insiste sur l'importance de la question. (Parlez! parlez!)
Messieurs, toute nation a la fois continentale et maritime comme la France a toujours trois questions qui dominent toutes les autres, et d'ou toutes les autres decoulent. De ces trois questions, la premiere, la voici: ameliorer la condition de la population. Voici la seconde: maintenir et defendre l'integrite du territoire. Voici la troisieme: maintenir et consolider la configuration du littoral.
Maintenir le territoire, c'est-a-dire surveiller l'etranger.
Consolider le littoral, c'est-a-dire surveiller l'ocean.
Ainsi, trois questions de premier ordre: le peuple, le territoire, le littoral. De ces trois questions, les deux premieres apparaissent frequemment sous toutes les formes dans les deliberations des assemblees. Lorsque l'imprevoyance des hommes les retire de l'ordre du jour, la force des choses les y remet. La troisieme question, le littoral, semble preoccuper moins vivement les corps deliberants. Est-elle plus obscure que les deux autres? Elle se complique, a la verite, d'un element politique et d'un element geologique, elle exige de certaines etudes speciales; cependant elle est, comme les deux autres, un serieux interet public.
Chaque fois que cette question du littoral, du littoral de la France en particulier, se presente a l'esprit, voici ce qu'elle offre de grave et d'inquietant: la degradation de nos dunes et de nos falaises, la ruine des populations riveraines, l'encombrement de nos ports, l'ensablement des embouchures de nos fleuves, la creation des barres et des traverses, qui rendent la navigation si difficile, la frequence des sinistres, la diminution de la marine militaire et de la marine marchande; enfin, messieurs, notre cote de France, nue et desarmee, en presence de la cote d'Angleterre, armee, gardee et formidable! (Emotion.)
Vous le voyez, messieurs, vous le sentez, et ce mouvement de la chambre me le prouve, cette question a de la grandeur, elle est digne d'occuper au plus haut point cette noble assemblee.
Ce n'est pas cependant a la derniere heure d'une session, a la derniere heure d'une legislature, qu'un pareil sujet peut etre aborde dans tous ses details, examine dans toute son etendue. On n'explore pas au dernier moment un si vaste horizon, qui nous apparait tout a coup. Je me bornerai a un coup d'oeil. Je me bornerai a quelques considerations generales pour fixer l'attention de la chambre, l'attention de M. le ministre des travaux publics, l'attention du pays, s'il est possible. Notre but, aujourd'hui, mon but a moi, le voici en deux, mots; je l'ai dit en commencant: voter une petite loi, et en ebaucher une grande.
Messieurs les pairs, il ne faut pas se dissimuler que l'etat du littoral de la France est en general alarmant; le littoral de la France est entame sur un tres grand nombre de points, menace sur presque tous. Je pourrais citer des faits nombreux, je me bornerai a un seul; un fait sur lequel j'ai commence a appeler vos regards a l'une des precedentes seances; un fait d'une gravite considerable, et qui fera comprendre par un seul exemple de quelle nature sont les phenomenes qui menacent de ruiner une partie de nos ports et de deformer la configuration des cotes de France.
Ici, messieurs, je reclame beaucoup d'attention et un peu de bienveillance, car j'entreprends une chose tres difficile; j'entreprends d'expliquer a la chambre en peu de mots, et en le depouillant des termes techniques, un phenomene a l'explication duquel la science depense des volumes. Je serai court et je tacherai d'etre clair.
Vous connaissez tous plus ou moins vaguement la situation grave du Havre; vous rendez-vous tous bien compte du phenomene qui produit cette situation, et de ce qu'est cette situation? Je vais tacher de le faire comprendre a la chambre.
Les courants de la Manche s'appuient sur la grande falaise de Normandie, la battent, la minent, la degradent perpetuellement; cette colossale demolition