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Le Rhin, Tome III. Victor HugoЧитать онлайн книгу.

Le Rhin, Tome III - Victor Hugo


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chaque tournant du fleuve se développe un groupe de maisons, cité ou bourgade. Au-dessus de chaque groupe de maisons se dresse un donjon en ruine. Les villes et les villages, hérissés de pignons, de tourelles et de clochers, font de loin comme une flèche barbelée à la pointe basse de la montagne.

      Souvent les hameaux s'allongent, à la lisière de la berge, en forme de queue, égayés de laveuses qui chantent et d'enfants qui jouent. Çà et là une chèvre broute les jeunes pousses des oseraies. Les maisons du Rhin ressemblent à de grands casques d'ardoise posés au bord du fleuve. L'enchevêtrement exquis des solives peintes en rouge et en bleu sur le plâtre blanc fait l'ornement de la façade. Plusieurs de ces villages, comme ceux de Bergheim et de Mondorf près Cologne, sont habités par des pêcheurs de saumon et des faiseurs de corbeilles. Dans les belles journées d'été, cela compose des spectacles charmants; le vannier tresse son panier sur le seuil de sa maison, le pêcheur raccommode ses filets dans sa barque; au-dessus de leurs têtes le soleil mûrit la vigne sur la colline. Tous font ce que Dieu leur donne à faire, l'astre comme l'homme.

      Les villes sont d'un aspect plus compliqué et plus tumultueux. Elles abondent sur le Rhin. C'est Bingen, c'est Oberwesel, c'est Saint-Goar, c'est Neuwied, c'est Andernach. C'est Linz, grosse commune à tours carrées, qui a été assiégée par Charles le Téméraire en 1476, et qui regarde vis-à-vis d'elle, sur l'autre bord du Rhin, Sinzig, bâtie par Sentius pour garder l'embouchure de l'Aar. C'est Boppart, l'ancienne Bodobriga, fort de Drusus, cense royale de rois francs, ville impériale proclamée en même temps qu'Oberwesel, bailliage de Trèves, vieille cité charmante qui conserve une idole dans son église, au-dessus de laquelle deux clochers romans accouplés par un pont ressemblent à deux grands bœufs sous un joug. J'y ai remarqué près de la porte de la ville en amont une ravissante abside ruinée. C'est Caub, la ville des palatins. C'est Braubach, nommée dans une charte de 933, fief des comtes d'Arnstein du Lahngau, ville impériale sous Rodolphe en 1279, domaine des comtes de Katzenellenbogen en 1283, qui échoit à la Hesse en 1473, à Darmstadt en 1632, et en 1802 à Nassau.

      Braubach, qui communique avec les bains du Taunus, est admirablement située au pied du haut rocher qui porte à sa cime le Markusburg. Le vieux château de Saint-Marc est aujourd'hui une prison d'Etat. Tout marquis veut avoir des pages. Il me paraît que M. de Nassau se donne les airs d'avoir des prisonniers d'Etat. C'est un beau luxe.

      Douze mille six cents habitants dans onze cents maisons, un pont de trente-six bateaux construit en 1819 sur le Rhin, un pont de quatorze arches sur la Moselle bâti en pierre de lave sur les fondations mêmes du pont édifié vers 1311 par l'archevêque Baudoin au moyen d'une large dépense d'indulgences; le célèbre fort Ehrenbreitstein, rendu aux Français le 27 janvier 1799 après un blocus où les assiégés avaient payé un chat trois francs et une livre de cheval trente sous; un puits de cinq cent quatre-vingts pieds de profondeur, creusé par le margrave Jean de Bade; la place de l'arsenal, où l'on voyait jadis la fameuse coulevrine le Griffon, laquelle portait cent soixante livres et pesait vingt milliers; un bon vieux couvent de franciscains converti en hôpital en 1804; une Notre-Dame romane, restaurée dans le goût pompadour et peinte en rose; une église de Saint-Florin, convertie en magasin de fourrages par les Français, aujourd'hui église évangélique, ce qui est pire au point de vue de l'art, et peinte en rose; une collégiale de Saint-Castor enrichie d'un portail de 1805 et peinte en rose; point de bibliothèque: voilà Coblenz, que les Français écrivent Coblentz, par politesse pour les Allemands et que les Allemands écrivent Coblence par ménagement pour les Français. D'abord castrum romain dans l'Altehof, puis cour royale sous les Francs, résidence impériale jusqu'à Louis de Bavière, ville patronnée par les comtes d'Arnstein jusqu'en 1250, et à dater d'Arnould II, par les archevêques de Trèves, assiégée en vain en 1688 par Vauban et par Louis XIV en personne, Coblenz a été prise par les Français en 1794 et donnée aux Prussiens en 1815. Quant à moi, je n'y suis pas entré. Tant d'églises roses m'ont effrayé.

      Comme point militaire, Coblenz est un lieu important. Ses trois forteresses font face de toutes parts. La Chartreuse domine la route de Mayence, le Petersberg garde la route de Trèves et de Cologne, l'Ehrenbreistein surveille le Rhin et la route de Nassau.

      Comme paysage, Coblenz est peut-être trop vantée, surtout si on la compare à d'autres villes du Rhin que personne ne visite et dont personne ne parle. Ehrenbreistein, jadis belle et colossale ruine, est maintenant une glaciale et morne citadelle qui couronne platement un magnifique rocher. Les vraies couronnes des montagnes, c'étaient les anciennes forteresses. Chaque tour était un fleuron.

      Quelques-unes de ces villes ont d'inestimables richesses d'art et d'archéologie. Les plus vieux maîtres et les plus grands peintres peuplent leurs musées. Le Dominiquin, les Carrache, le Guerchin, Jordaens, Snyders, Laurent Sciarpelloni, sont à Mayence. Augustin Braun, Guillaume de Cologne, Rubens, Albert Durer, Mesquida, sont à Cologne. Holbein, Lucas de Leyde, Lucas Cranach, Scorel, Raphaël, la Vénus endormie de Titien, sont à Darmstadt. Coblenz a l'œuvre complet d'Albert Durer, à quatre feuilles près. Mayence a le psautier de 1459. Cologne avait le fameux missel du château de Drachenfels, colorié au douzième siècle; elle l'a laissé perdre; mais elle a conservé et elle garde encore les précieuses lettres de Leibnitz au jésuite de Brosse.

      Ces belles villes et ces charmants villages sont mêlés à la nature la plus sauvage. Les vapeurs rampent dans les ravins; les nuées accrochées aux collines semblent hésiter et choisir le vent; de sombres forêts druidiques s'enfoncent entre les montagnes dans les lointains violets; de grands oiseaux de proie planent sous un ciel fantasque qui tient des deux climats que le Rhin sépare, tantôt éblouissant de rayons comme un ciel d'Italie, tantôt sali de brumes rousses comme un ciel du Groënland. La rive est âpre, les laves sont bleues; les basaltes sont noires; partout le mica et le quartz en poussière; partout des cassures violentes; les rochers ont des profils de géants camards. Des croupes d'ardoises feuilletées et fines comme des soies brillent au soleil et figurent des dos de sangliers énormes. L'aspect de tout le fleuve est extraordinaire.

      Il est évident qu'en faisant le Rhin la nature avait prémédité un désert; l'homme en a fait une rue.

      Du temps des Romains et des barbares, c'était la rue des soldats. Au moyen âge, comme le fleuve presque entier était bordé d'Etats ecclésiastiques et tenu en quelque sorte, de sa source à son embouchure, par l'abbé de Saint-Gall, le prince-évêque de Constance, le prince-évêque de Bâle, le prince-évêque de Strasbourg, le prince-évêque de Spire, le prince-évêque de Worms, l'archevêque-électeur de Mayence, l'archevêque-électeur de Trèves et l'archevêque-électeur de Cologne, on nommait le Rhin la rue des prêtres. Aujourd'hui c'est la rue des marchands.

      Le voyageur qui remonte le fleuve le voit, pour ainsi dire, venir à soi, et, de cette façon, le spectacle est plus beau. A chaque instant on rencontre une chose qui passe: tantôt un étroit bateau-flèche effrayant à voir cheminer, tant il est chargé de paysans, surtout si c'est le dimanche, jour où ces braves riverains catholiques possédés par des huguenots vont quelquefois chercher leur messe bien loin; tantôt un bateau à vapeur pavoisé; tantôt une longue embarcation à deux voiles latines descendant le Rhin avec sa cargaison qui fait bosse sous le grand mât, son pilote attentif et sérieux, ses matelots affairés, quelque femme assise sur la porte de la cabine, et au milieu des ballots le coffre des marins colorié à rosaces rouges, vertes et bleues. Ou bien ce sont de longs attelages attachés à de lourds navires qui remontent lentement; ou un petit cheval courageux remorquant à lui seul une grosse barque pontée comme une fourmi qui traîne un scarabée mort. Tout à coup le fleuve se replie, et, au tournant qui se présente, un grand radeau de Namedy débouche majestueusement. Trois cents matelots manœuvrent la monstrueuse machine, les immenses avirons battent l'eau en cadence à l'arrière et à l'avant, un bœuf tout entier ouvert et saignant pend accroché aux bigues, un autre bœuf vivant tourne autour du poteau où il est lié et mugit en voyant les génisses paître sur la rive, le patron monte et descend l'escalier double de son estrade, le drapeau tricolore horizontal flotte déployé au vent, le coque attise le feu sous la grande chaudière, la fumée sort de trois ou quatre cabanes où vont et viennent les matelots, tout un village vit et flotte sur ce prodigieux plancher de sapin.

      Eh bien! ces gigantesques radeaux sont aux anciennes


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