Les misérables. Tome III: Marius. Victor HugoЧитать онлайн книгу.
tout l'effort de l'armée ennemie. Pontmercy fut un des trois qui sortirent de ce cimetière vivants. Il fut de Friedland. Puis il vit Moscou, puis la Bérésina, puis Lutzen, Bautzen, Dresde, Wachau, Leipsick, et les défilés de Gelenhausen; puis Montmirail, Château-Thierry, Craon, les bords de la Marne, les bords de l'Aisne et la redoutable position de Laon. À Arnay-le-Duc, étant capitaine, il sabra dix cosaques, et sauva, non son général, mais son caporal. Il fut haché à cette occasion, et on lui tira vingt-sept esquilles rien que du bras gauche. Huit jours avant la capitulation de Paris, il venait de permuter avec un camarade et d'entrer dans la cavalerie. Il avait ce qu'on appelait dans l'ancien régime la double-main, c'est-à-dire une aptitude égale à manier, soldat, le sabre ou le fusil, officier, un escadron ou un bataillon. C'est de cette aptitude, perfectionnée par l'éducation militaire, que sont nées certaines armes spéciales, les dragons, par exemple, qui sont tout ensemble cavaliers et fantassins. Il accompagna Napoléon à l'île d'Elbe. À Waterloo, il était chef d'escadron de cuirassiers dans la brigade Dubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du bataillon de Lunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de l'empereur. Il était couvert de sang. Il avait reçu, en arrachant le drapeau, un coup de sabre à travers le visage. L'empereur, content, lui cria: Tu es colonel, tu es baron, tu es officier de la légion d'honneur! Pontmercy répondit: Sire, je vous remercie pour ma veuve. Une heure après, il tombait dans le ravin d'Ohain. Maintenant qu'était-ce que ce Georges Pontmercy? C'était ce même brigand de la Loire.
On a déjà vu quelque chose de son histoire. Après Waterloo, Pontmercy, tiré, on s'en souvient, du chemin creux d'Ohain, avait réussi à regagner l'armée, et s'était traîné d'ambulance en ambulance jusqu'aux cantonnements de la Loire.
La Restauration l'avait mis à la demi-solde, puis l'avait envoyé en résidence, c'est-à-dire en surveillance, à Vernon. Le roi Louis XVIII, considérant comme non avenu tout ce qui s'était fait dans les Cent-Jours, ne lui avait reconnu ni sa qualité d'officier de la légion d'honneur, ni son grade de colonel, ni son titre de baron. Lui de son côté ne négligeait aucune occasion de signer le colonel baron Pontmercy. Il n'avait qu'un vieil habit bleu, et il ne sortait jamais sans y attacher la rosette d'officier de la légion d'honneur. Le procureur du roi le fit prévenir que le parquet le poursuivrait pour «port illégal de cette décoration». Quand cet avis lui fut donné par un intermédiaire officieux, Pontmercy répondit avec un amer sourire: Je ne sais point si c'est moi qui n'entends plus le français, ou si c'est vous qui ne le parlez plus, mais le fait est que je ne comprends pas. – Puis il sortit huit jours de suite avec sa rosette. On n'osa point l'inquiéter. Deux ou trois fois le ministre de la guerre et le général commandant le département lui écrivirent avec cette suscription: À monsieur le commandant Pontmercy. Il renvoya les lettres non décachetées. En ce même moment, Napoléon à Sainte-Hélène traitait de la même façon les missives de sir Hudson Lowe adressées au général Bonaparte. Pontmercy avait fini, qu'on nous passe le mot, par avoir dans la bouche la même salive que son empereur.
Il y avait ainsi à Rome des soldats carthaginois prisonniers qui refusaient de saluer Flaminius et qui avaient un peu de l'âme d'Annibal.
Un matin, il rencontra le procureur du roi dans une rue de Vernon, alla à lui, et lui dit: – Monsieur le procureur du roi, m'est-il permis de porter ma balafre?
Il n'avait rien, que sa très chétive demi-solde de chef d'escadron. Il avait loué à Vernon la plus petite maison qu'il avait pu trouver. Il y vivait seul, on vient de voir comment. Sous l'Empire, entre deux guerres, il avait trouvé le temps d'épouser mademoiselle Gillenormand. Le vieux bourgeois, indigné au fond, avait consenti en soupirant et en disant: Les plus grandes familles y sont forcées. En 1815, madame Pontmercy, femme du reste de tout point admirable, élevée et rare et digne de son mari, était morte, laissant un enfant. Cet enfant eût été la joie du colonel dans sa solitude; mais l'aïeul avait impérieusement réclamé son petit-fils, déclarant que, si on ne le lui donnait pas, il le déshériterait. Le père avait cédé dans l'intérêt du petit, et, ne pouvant avoir son enfant, il s'était mis à aimer les fleurs.
Il avait du reste renoncé à tout, ne remuant ni ne conspirant. Il partageait sa pensée entre les choses innocentes qu'il faisait et les choses grandes qu'il avait faites. Il passait son temps à espérer un œillet ou à se souvenir d'Austerlitz.
M. Gillenormand n'avait aucune relation avec son gendre. Le colonel était pour lui «un bandit», et il était pour le colonel «une ganache». M. Gillenormand ne parlait jamais du colonel, si ce n'est quelquefois pour faire des allusions moqueuses à «sa baronnie». Il était expressément convenu que Pontmercy n'essayerait jamais de voir son fils ni de lui parler, sous peine qu'on le lui rendît chassé et déshérité. Pour les Gillenormand, Pontmercy était un pestiféré. Ils entendaient élever l'enfant à leur guise. Le colonel eut tort peut-être d'accepter ces conditions, mais il les subit, croyant bien faire et ne sacrifier que lui. L'héritage du père Gillenormand était peu de chose, mais l'héritage de Mlle Gillenormand aînée était considérable. Cette tante, restée fille, était fort riche du côté maternel, et le fils de sa sœur était son héritier naturel.
L'enfant, qui s'appelait Marius, savait qu'il avait un père, mais rien de plus. Personne ne lui en ouvrait la bouche. Cependant, dans le monde où son grand-père le menait, les chuchotements, les demi-mots, les clins d'yeux, s'étaient fait jour à la longue jusque dans l'esprit du petit, il avait fini par comprendre quelque chose, et comme il prenait naturellement, par une sorte d'infiltration et de pénétration lente, les idées et les opinions qui étaient, pour ainsi dire, son milieu respirable, il en vint peu à peu à ne songer à son père qu'avec honte et le cœur serré.
Pendant qu'il grandissait ainsi, tous les deux ou trois mois, le colonel s'échappait, venait furtivement à Paris comme un repris de justice qui rompt son ban, et allait se poster à Saint-Sulpice, à l'heure où la tante Gillenormand menait Marius à la messe. Là, tremblant que la tante ne se retournât, caché derrière un pilier, immobile, n'osant respirer, il regardait son enfant. Ce balafré avait peur de cette vieille fille.
De là même était venue sa liaison avec le curé de Vernon, M. l'abbé Mabeuf.
Ce digne prêtre était frère d'un marguillier de Saint-Sulpice, lequel avait plusieurs fois remarqué cet homme contemplant cet enfant, et la cicatrice qu'il avait sur la joue, et la grosse larme qu'il avait dans les yeux. Cet homme qui avait si bien l'air d'un homme et qui pleurait comme une femme avait frappé le marguillier. Cette figure lui était restée dans l'esprit. Un jour, étant allé à Vernon voir son frère, il rencontra sur le pont le colonel Pontmercy et reconnut l'homme de Saint-Sulpice. Le marguillier en parla au curé, et tous deux sous un prétexte quelconque firent une visite au colonel. Cette visite en amena d'autres. Le colonel d'abord très fermé finit par s'ouvrir, et le curé et le marguillier arrivèrent à savoir toute l'histoire, et comment Pontmercy sacrifiait son bonheur à l'avenir de son enfant. Cela fit que le curé le prit en vénération et en tendresse, et le colonel de son côté prit en affection le curé. D'ailleurs, quand d'aventure ils sont sincères et bons tous les deux, rien ne se pénètre et ne s'amalgame plus aisément qu'un vieux prêtre et un vieux soldat. Au fond, c'est le même homme. L'un s'est dévoué pour la patrie d'en bas, l'autre pour la patrie d'en haut; pas d'autre différence.
Deux fois par an, au 1er janvier et à la Saint-Georges, Marius écrivait à son père des lettres de devoir que sa tante dictait, et qu'on eût dit copiées dans quelque formulaire; c'était tout ce que tolérait M. Gillenormand; et le père répondait des lettres fort tendres que l'aïeul fourrait dans sa poche sans les lire.
Chapitre III
Requiescant
Le salon de madame de T. était tout ce que Marius Pontmercy connaissait du monde. C'était la seule ouverture par laquelle il pût regarder dans la vie. Cette ouverture était sombre, et il lui venait par cette lucarne plus de froid que de chaleur, plus de nuit que de jour. Cet enfant, qui n'était que joie et lumière en entrant dans ce monde étrange, y devint en peu de temps triste, et, ce qui est plus contraire encore à cet âge, grave. Entouré de toutes ces personnes imposantes et singulières, il regardait autour de lui avec un étonnement sérieux. Tout se réunissait pour accroître