La Femme de Paul. Guy de MaupassantЧитать онлайн книгу.
vers le fleuve, le dos tourné aux trois femmes victorieuses.
Il resta là, regardant l'eau, et parfois, avec un geste rapide, comme s'il l'eût arrachée, il enlevait d'un doigt nerveux une larme formée au coin de son œil.
C'est qu'il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D'une nature attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et passionnées; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes les filles, d'une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, l'avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait d'où, du démon de la chair, et qui jette l'homme le plus sensé aux pieds d'une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain.
Et là, derrière son dos, il sentait qu'une chose infâme s'apprêtait. Des rires lui entraient au cœur. Que faire? Il le savait bien, mais ne le pouvait pas.
Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne immobile.
Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson d'argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain; alors, pris d'impatience, il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un paquet d'entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu'au cœur; il lui sembla que cet hameçon c'était son amour, et que, s'il fallait l'arracher, tout ce qu'il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout d'un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le fil.
Une main se posa sur son épaule; il eut un sursaut, se tourna; sa maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas; et elle s'accouda comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière.
Il cherchait ce qu'il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait même pas à démêler ce qui se passait en lui; tout ce qu'il éprouvait, c'était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu'elle ne le quittât point.
Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d'une voix très douce: – «Veux-tu que nous nous en allions? il ferait meilleur dans le bateau.»
Elle répondit: – «Oui, mon chat.»
Et il l'aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors elle le regarda en souriant et ils s'embrassèrent de nouveau.
Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de saules, couverte d'herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de l'après-midi.
Lorsqu'ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six heures; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l'île, vers Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent le fleuve.
Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de l'herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l'air d'une langueur tendre, d'un bonheur léger, comme d'une vapeur de bien-être.
Une molle défaillance venait aux cœurs et une espèce de communion avec cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait sortir des plantes, des choses, s'épanouir, révélée aux sens en cette heure douce et recueillie.
Il sentait tout cela, lui; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils marchaient côte à côte; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait dans les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la profonde et sereine harmonie du soir.
Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme. Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée, contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des roulades, osant des trilles.
Son petit front, étroit, qu'il aimait tant, était donc vide, vide! Il n'y avait là-dedans que cette musique de serinette; et les pensées qui s'y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne comprenait rien de lui; ils étaient plus séparés que s'ils ne vivaient pas ensemble. Ses baisers n'allaient donc jamais plus loin que les lèvres?
Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué jusqu'aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d'amour, il l'étreignit passionnément.
Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant par compensation: – «Va, je t'aime bien, mon chat.»
Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l'entraîna en courant; et il l'embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, en sautant d'allégresse. Ils s'abattirent, haletants, au pied d'un buisson incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d'avoir repris haleine, ils s'unirent, sans qu'elle comprît son exaltation.
Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant à Madeleine des baisers. Puis elle cria:
– «A ce soir!»
Madeleine répondit: – «A ce soir!»
Paul crut sentir soudain son cœur enveloppé de glace.
Et ils rentrèrent pour dîner.
Ils s'installèrent sous une des tonnelles au bord de l'eau et se mirent à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d'une lueur faible et vacillante: et l'on entendait à tout moment les explosions de cris des canotiers dans la grande salle du premier.
Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui dit: – «Je me sens très fatigué, ma mignonne; si tu veux, nous nous coucherons de bonne heure.»
Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l'œil de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit: – «Tu te coucheras si tu veux, moi j'ai promis d'aller au bal de la Grenouillère.»
Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile les plus horribles souffrances, mais il répondit d'un ton caressant et navré: – «Si tu étais bien gentille, nous resterions tous les deux.» Elle fit «non» de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista: – «T'en prie! ma bichette.» Alors elle rompit brusquement: – «Tu sais ce que je t'ai dit. Si tu n'es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. Quant à moi, j'ai promis: j'irai.»
Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, et resta là, rêvant douloureusement.
Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.
Madeleine dit à Paul: – «Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à un de ces messieurs de me conduire.»
Paul se leva: – «Allons!» murmura-t-il.
Et ils partirent.
La nuit était noire, pleine d'astres, parcourue par une haleine embrasée, par un souffle pesant, chargé d'ardeurs, de fermentations, de germes vifs qui, mêlés à la brise, l'alentissaient. Elle promenait sur les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un peu, tant elle semblait épaissie et lourde.
Les yoles se mettaient en route, portant à l'avant une lanterne vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles en délire; et des voix couraient dans l'ombre de tous côtés.
La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois,