La Terre. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
premier rang, sur deux chaises; Fanny et Delhomme se mirent derrière, également côte à côte; pendant que Buteau s'isolait dans un coin, contre le mur, et qu'Hyacinthe, seul, restait debout, devant la fenêtre, dont il bouchait le jour de ses larges épaules. Mais le notaire, impatienté, l'interpella familièrement.
– Asseyez-vous donc, Jésus-Christ!
Et il dut entamer l'affaire le premier.
– Ainsi, père Fouan, vous vous êtes décidé à partager vos biens de votre vivant entre vos deux fils et votre fille?
Le vieux ne répondit point, les autres demeurèrent immobiles, un grand silence se fit. D'ailleurs, le notaire, habitué à ces lenteurs, ne se hâtait pas, lui non plus. Sa charge était dans la famille depuis deux cent cinquante ans; les Baillehache de père en fils s'étaient succédé à Cloyes, d'antique sang beauceron, prenant de leur clientèle paysanne la pesanteur réfléchie, la circonspection sournoise qui noient de longs silences et de paroles inutiles le moindre débat. Il avait ouvert un canif, il se rognait les ongles.
– N'est-ce pas? il faut croire que vous vous êtes décidé, répéta-t-il enfin, les yeux fixés sur le vieux.
Celui-ci se tourna, eut un regard sur tous, avant de dire, en cherchant les mots:
– Oui, ça se peut bien, monsieur Baillehache… Je vous en avais parlé à la moisson, vous m'aviez dit d'y penser davantage; et j'y ai pensé encore, et je vois qu'il va falloir tout de même en venir là.
Il expliqua pourquoi, en phrases interrompues, coupées de continuelles incidentes. Mais ce qu'il ne disait pas, ce qui sortait de l'émotion refoulée dans sa gorge, c'était la tristesse infinie, la rancune sourde, le déchirement de tout son corps, à se séparer de ces biens si chaudement convoités avant la mort de son père, cultivés plus tard avec un acharnement de rut, augmentés ensuite lopins à lopins, au prix de la plus sordide avarice. Telle parcelle représentait des mois de pain et de fromage, des hivers sans feu, des étés de travaux brûlants, sans autre soutien que quelques gorgées d'eau. Il avait aimé la terre en femme qui tue et pour qui on assassine. Ni épouse, ni enfants, ni personne, rien d'humain: la terre! Et voilà qu'il avait vieilli, qu'il devait céder cette maîtresse à ses fils, comme son père la lui avait cédée à lui-même, enragé de son impuissance.
– Voyez-vous, monsieur Baillehache, il faut se faire une raison, les jambes ne vont plus, les bras ne sont guère meilleurs, et, dame! la terre en souffre… Ça aurait encore pu marcher, si l'on s'était entendu avec les enfants…
Il jeta un coup d'oeil sur Buteau et sur Jésus-Christ, qui ne bougèrent pas, les yeux au loin, comme à cent lieues de ce qu'il disait.
– Mais, quoi? voulez-vous que je prenne du monde, des étrangers qui pilleront chez nous? Non, les serviteurs, ça coûte trop cher, ça mange le gain, au jour d'aujourd'hui… Moi, je ne peux donc plus. Cette saison, tenez! des dix-neuf setiers que je possède, eh bien! j'ai eu à peine la force d'en cultiver le quart, juste de quoi manger, du blé pour nous et de l'herbe pour les deux vaches… Alors, ça me fend le coeur, de voir cette bonne terre qui se gâte. Oui, j'aime mieux tout lâcher que d'assister à ce massacre.
Sa voix s'étrangla, il eut un grand geste de douleur et de résignation. Près de lui, sa femme, soumise, écrasée par plus d'un demi-siècle d'obéissance et de travail, écoutait.
– L'autre jour, continua-t-il, en faisant ses fromages, Rose est tombée le nez dedans. Moi, ça me casse, rien que de venir en carriole au marché… Et puis, la terre, on ne l'emporte pas avec soi, quand on s'en va. Faut la rendre, faut la rendre… Enfin, nous avons assez travaillé, nous voulons crever tranquilles… N'est-ce pas, Rose?
– C'est ça même, comme le bon Dieu nous voit! dit la vieille.
Un nouveau silence régna, très long. Le notaire achevait de se couper les ongles. Il finit par remettre le canif sur son bureau, en disant:
– Oui, ce sont des raisons raisonnables, on est souvent forcé de se résoudre à la donation… Je dois ajouter qu'elle offre une économie aux familles, car les droits d'héritage sont plus forts que ceux de la démission de biens…
Buteau, dans son affectation d'indifférence, ne put retenir ce cri:
– Alors, c'est vrai, monsieur Baillehache?
– Mais sans doute. Vous allez y gagner quelques centaines de francs.
Les autres s'agitèrent, le visage de Delhomme lui-même s'éclaira, tandis que le père et la mère partageaient aussi cette satisfaction. C'était entendu, l'affaire était faite, du moment que ça coûtait moins.
– Il me reste à vous présenter les observations d'usage, ajouta le notaire. Beaucoup de bons esprits blâment la démission de biens, qu'ils regardent comme immorale, car ils l'accusent de détruire les liens de famille… On pourrait, en effet, citer des faits déplorables, les enfants se conduisent des fois très mal, lorsque les parents se sont dépouillés…
Les deux fils et la fille l'écoutaient, la bouche ouverte, avec des battements de paupières et un frémissement des joues.
– Que papa garde tout, s'il a ces idées! interrompit sèchement Fanny, très susceptible.
– Nous avons toujours été dans le devoir, dit Buteau.
– Et ce n'est pas le travail qui nous fait peur, déclara Jésus-Christ.
D'un geste, M. Baillehache les calma.
– Laissez-moi donc finir! Je sais que vous êtes de bons enfants, des travailleurs honnêtes; et, avec vous, il n'y a certainement pas de danger que vos parents se repentent un jour.
Il n'y mettait aucune ironie, il répétait la phrase amicale que vingt-cinq ans d'habitude professionnelle arrondissaient sur ses lèvres. Mais la mère, bien qu'elle n'eût pas semblé comprendre, promenait ses yeux bridés, de sa fille à ses deux fils. Elle les avait élevés tous les trois, sans tendresse, dans une froideur de ménagère qui reproche aux petits de trop manger sur ce qu'elle épargne. Le cadet, elle lui gardait rancune de ce qu'il s'était sauvé de la maison, lorsqu'il gagnait enfin; la fille, elle n'avait jamais pu s'accorder avec elle, blessée de se heurter à son propre sang, à une gaillarde active, chez qui l'intelligence du père s'était tournée en orgueil; et son regard ne s'adoucissait qu'en s'arrêtant sur l'aîné, ce chenapan qui n'avait rien d'elle ni de son mari, cette mauvaise herbe poussée on ne savait d'où, et que peut-être pour cela elle excusait et préférait.
Fouan, lui aussi, avait regardé ses enfants, l'un après l'autre, avec le sourd malaise de ce qu'ils feraient de son bien. La paresse de l'ivrogne l'angoissait moins encore que la convoitise jouisseuse des deux autres. Il hocha sa tète tremblante: à quoi bon se manger le sang, puisqu'il le fallait!
– Maintenant que le partage est résolu, reprit le notaire, il s'agit de régler les conditions. Êtes-vous d'accord sur la rente à servir?
Du coup, tous redevinrent immobiles et muets. Les visages tannés avaient pris une expression rigide, la gravité impénétrable de diplomates abordant l'estimation d'un empire. Puis, ils se tâtèrent d'un coup d'oeil, mais personne encore ne parla. Ce fut le père qui, de nouveau, expliqua les choses.
– Non, monsieur Baillehache, nous n'en avons pas causé, nous avons attendu d'être tous ensemble, ici… Mais c'est bien simple, n'est-ce pas? J'ai dix-neuf setiers, ou neuf hectares et demi, comme on dit à cette heure. Alors, si je louais, ça ferait donc neuf cent cinquante francs, à cent francs l'hectare…
Buteau, le moins patient, sauta sur sa chaise.
– Comment! à cent francs l'hectare! est-ce que vous vous foutez de nous, papa?
Et une première discussion s'engagea sur les chiffres. Il y avait un setier de vigne: ça, oui, on l'aurait loué cinquante francs. Mais est-ce qu'on aurait jamais trouvé ce prix pour les douze setiers de terres de labour, et surtout pour les six setiers de prairies naturelles, ces prés du bord de l'Aigre, dont le foin ne valait rien? Les terres de labour elles-mêmes n'étaient guère bonnes, un bout principalement, celui qui longeait le plateau, car la couche