Paris. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
à côté du boulevard étincelant, se noyait d'une ombre bleue, que les becs de gaz piquaient de rares étoiles. Des femmes passèrent, qui obligèrent Salvat à descendre du trottoir. Mais il y remonta, il alluma un bout de cigare, quelque reste ramassé sous les tables d'un café, et il reprit sa faction, immobile en face de l'hôtel, patientant.
Agité de pensées obscures, Pierre s'effrayait, se demandait s'il ne devait pas aborder cet homme. Ce qui l'arrêtait, c'était la présence de son frère, qu'il avait vu s'embusquer sous une porte voisine, guettant, prêt à intervenir lui aussi. Et il se contentait de ne pas perdre des yeux Salvat, toujours à l'affût, le regard sur le porche, ne le détournant que pour le porter vers le boulevard, comme s'il eût attendu quelqu'un ou quelque chose, qui devait arriver par là. En effet, le landau des Duvillard parut enfin, avec son cocher et son valet de pied en livrée gros vert et or, un landau très correctement attelé de deux grands carrossiers superbes.
Contrairement à l'habitude, la voiture qui, à cette heure, ramenait la mère ou le père, n'était occupée, ce soir-là, que par les deux enfants, Camille et Hyacinthe. Ils revenaient de la matinée de la princesse de Harth, et ils causaient librement, avec la tranquille impudeur dont ils essayaient de s'étonner.
– Les femmes me dégoûtent. Et leur odeur, ah! la peste! Et cette abomination de l'enfant qu'on risque toujours avec elles!
– Bah! mon cher, elles valent bien ton George Elson, cette fille manquée. D'ailleurs, tu te vantes, et tu as tort de ne pas t'arranger avec la princesse, puisqu'elle en meurt d'envie.
– Ah! la princesse, en voilà encore une qui m'assomme!
Hyacinthe en était à la négation des sexes, à la pose alanguie du renoncement universel. Mais Camille, frémissante, irritée, parlait dans une fièvre mauvaise. Après un silence, elle reprit:
– Tu sais que maman est là-bas, avec lui.
Elle n'avait pas besoin de préciser davantage, son frère comprenait, car ils parlaient souvent de cette chose, en toute liberté.
– Son essayage chez Salmon, hein? la bête d'histoire!.. Elle a filé par l'autre porte, elle est avec lui.
– Qu'est-ce que ça te fiche, qu'elle soit avec le bon ami Gérard? demanda paisiblement Hyacinthe.
Puis, en la sentant bondir sur la banquette:
– Tu l'aimes donc toujours, tu le veux?
– Oh! oui, je le veux, et je l'aurai!
Elle avait mis dans ce cri toute sa rage jalouse de fille laide, toute sa souffrance d'être délaissée, de savoir sa mère, si belle encore, en train de lui voler son plaisir.
– Tu l'auras, tu l'auras, reprit Hyacinthe, heureux de torturer un peu sa sœur, qu'il redoutait, tu l'auras, s'il veut bien se donner… Il ne t'aime pas.
– Il m'aime! reprit furieusement Camille. Il est gentil avec moi, ça me suffit.
Il eut peur de son regard noir, de ses petites mains d'infirme qui se crispaient comme des griffes. Puis, après un silence:
– Et papa, qu'est-ce qu'il dit?
– Oh! papa, pourvu que, de quatre à six, il soit chez l'autre.
Hyacinthe se mit à rire. C'était ce qu'ils appelaient entre eux le petit goûter de papa. Et Camille s'en égayait gentiment, excepté les jours où maman, elle aussi, goûtait dehors.
Le landau fermé était entré dans la rue, et il s'approchait au trot sonore des deux grands carrossiers. A cette minute, une petite blonde de seize à dix-huit ans, un trottin de modiste, qui avait au bras un large carton, traversa vivement, pour entrer sous la porte avant la voiture. Elle apportait un chapeau à la baronne, elle avait musé tout le long du boulevard, avec ses yeux d'un bleu de pervenche, son nez rose, sa bouche qui riait toujours, dans le plus adorable des petits visages qu'on pût voir. Et ce fut à ce moment, après un dernier coup d'œil vers le landau, que Salvat, d'un bond, pénétra sous le porche. Presque aussitôt, il reparut, il jeta au ruisseau son bout de cigare allumé; et, sans courir, il s'en alla, il s'effaça, au fond des ténèbres vagues de la rue.
Alors, que se passa-t-il? Plus tard, Pierre se souvint qu'un camion du chemin de fer de l'Ouest s'était mis en travers, arrêtant, attardant une minute le landau, tandis que le trottin disparaissait sous la porte. Il avait vu, avec un serrement de cœur inexprimable, son frère Guillaume s'élancer à son tour, entrer dans l'hôtel, comme sous le coup d'une révélation, d'une certitude brusque. Lui, sans comprendre nettement, sentait l'approche de l'effroyable chose. Mais, voulant courir, voulant crier, il était cloué sur le trottoir, il avait la gorge serrée par une main de plomb. Soudainement, ce fut le grondement de la foudre, une explosion formidable, comme si la terre s'ouvrait, comme si l'hôtel foudroyé s'anéantissait. Toutes les vitres des maisons voisines éclatèrent, tombèrent avec un bruit retentissant de grêle. Une flamme d'enfer avait embrasé un instant la rue, la poussière et la fumée furent telles, que les quelques passants aveuglés hurlèrent d'épouvante, dans le saisissement de cette fournaise où ils croyaient culbuter.
Et Pierre, alors, fut illuminé par cet éclair. Il revit la bombe gonflant le sac à outils, que le chômage faisait vide et inutile. Il la revit sous le veston en loques, cette bosse qu'il avait prise pour un morceau de pain ramassé contre une borne, rapporté au logis, à la femme et à l'enfant. Après avoir couru, menacé tout le Paris heureux, elle venait de flamber là, d'éclater telle que le tonnerre, à ce seuil de la bourgeoisie souveraine, maîtresse de l'or. Lui, à ce moment, ne pensa qu'à son frère Guillaume, se jeta sous ce porche où semblait s'être ouverte une bouche de volcan. Et, d'abord, il ne distingua rien, la fumée âcre noyait tout. Puis, il aperçut les murs fendus, l'étage supérieur éventré, le pavé défoncé, semé de décombres. Dehors, le landau qui allait entrer, n'avait rien eu, ni un cheval atteint, ni même la caisse éraflée par un projectile. Mais, étalée sur le dos, la jeune fille, le petit trottin blond et joli gisait, le ventre ouvert, avec son fin visage intact, les yeux clairs, le sourire étonné, dans le coup de foudre de la catastrophe; tandis que, tombé près d'elle, le carton, dont le couvercle s'était détaché simplement, avait laissé rouler le chapeau, un chapeau rose très fragile, resté charmant en sa fleur.
Guillaume, par un prodige, était vivant, debout déjà. Seule, sa main gauche ruisselait de sang, des éclats qui lui avaient déchiré le poignet. Il avait eu les moustaches brûlées, et l'explosion, en le renversant, l'avait ébranlé et meurtri à un tel point, qu'il grelottait de tout son être, comme dans un grand froid. Pourtant, il reconnut son frère, sans même s'étonner de le voir là, ainsi qu'il arrive après les désastres, où l'inexpliqué devient providentiel. Ce frère, perdu de vue depuis si longtemps, était là naturellement, parce qu'il fallait qu'il y fût. Et il lui cria tout de suite, dans le frisson fou qui l'agitait:
– Emmène-moi, emmène-moi!.. Chez toi, à Neuilly, oh! emmène-moi!
Puis, pour toute explication, parlant de Salvat:
– Je me doutais bien qu'il m'avait volé une cartouche, une seule heureusement, sans quoi le quartier aurait sauté… Ah! le malheureux! je n'ai pu arriver à temps pour mettre le pied sur la mèche.
Avec une lucidité parfaite, telle que la donne parfois le danger, Pierre, sans parler, sans perdre une seconde, se souvint que l'hôtel avait une sortie par derrière, rue Vignon. Il venait de comprendre le grave péril où son frère serait, s'il se trouvait mêlé à cette affaire. Vivement, quand il l'eut emmené, dans l'ombre de la rue Vignon, il lui noua son mouchoir autour du poignet, qu'il lui fit cacher ensuite sous son veston, contre sa poitrine.
– Emmène-moi, répétait Guillaume hanté et grelottant, chez toi, à Neuilly… Pas chez moi.
– Oui, oui, sois tranquille. Tiens! attends là un instant, je vais arrêter une voiture.
Il l'avait ramené sur le boulevard, dans sa hâte de trouver un fiacre. Mais le tonnerre de l'explosion bouleversait le quartier, les chevaux se cabraient, des gens galopaient au hasard, pris de démence. Et des agents étaient accourus, une foule se ruait, encombrait déjà l'entrée de la rue Godot-de-Mauroy, noire