Souvenirs d'égotisme. StendhalЧитать онлайн книгу.
et de vaines paroles; une seule eût pu changer ma vie future, hélas! pas pour bien longtemps. Cette âme angélique, cachée dans un si beau corps, a quitté la vie en 1825.
Enfin, je partis dans l’état qu’on peut imaginer. J’allais de Milan à Como, craignant à chaque instant et croyant même que je rebrousserais chemin.
Cette ville où je croyais ne pouvoir demeurer sans mourir, je ne pus la quitter sans me sentir arracher l’âme; il me semblait que j’y laissais la vie, que dis-je, qu’était-ce que la vie auprès d’elle? J’expirais à chaque pas que je faisais pour m’en éloigner. Je ne respirais qu’en soupirant (Shelley)29.
Bientôt je fus comme stupide, faisant la conversation avec les postillons et répondant sérieusement aux réflexions de ces gens-là sur le prix du vin. Je pesais avec eux les raisons qui devaient le faire augmenter d’un sou; ce qu’il y avait de plus affreux, c’était de regarder en moi-même. Je passai à Airolo, à Bellinzona, à Lugano (le son de ces noms me fait frémir même encore aujourd’hui – 20 juin 1832).
J’arrivai au Saint-Gothard, alors abominable (exactement comme les montagnes du Cumberland dans le nord de l’Angleterre, en y ajoutant des précipices). Je voulus passer le Saint-Gothard à cheval, espérant un peu que je ferais une chute qui m’écorcherait à fond, et que cela me distrairait.
Quoique ancien officier de cavalerie, et quoique j’aie passé ma vie à tomber de cheval, j’ai horreur des chutes sur des pierres roulantes, et cédant sous le poids du cheval30.
Le courrier avec lequel j’étais finit par m’arrêter et par me dire que peu lui importait de ma vie, mais que je diminuerais son profit, et que personne ne voudrait plus venir avec lui quand on saurait qu’un de ses voyageurs avait roulé dans le précipice.
– Hé quoi! n’avez-vous pas deviné que j’ai la V…? lui dis-je, je ne puis pas marcher.
J’arrivai avec ce courrier maudissant son sort jusqu’à Altorf. J’ouvrais des yeux stupides sur tout. Je suis un grand admirateur de Guillaume Tell, quoique les écrivains ministériels de tous les pays prétendent qu’il n’a jamais existé. A Altorf, je crois, une mauvaise statue de Tell, avec un jupon de pierre, me toucha, précisément parce qu’elle était mauvaise.
Voilà donc, me disais-je avec une douce mélancolie succédant pour la première fois à un désespoir sec, voilà donc ce que deviennent les plus belles choses aux yeux des hommes grossiers. Telle était Métilde au milieu du salon de madame Traversi.
La vue de cette statue m’adoucit un peu. Je m’informai du lieu où était la chapelle de Tell.
– Vous la verrez demain.
Le lendemain, je m’embarquai en bien mauvaise compagnie: des officiers suisses faisant partie de la garde de Louis XVIII, qui se rendaient à Paris31.
La France, et surtout les environs de Paris, m’ont toujours déplu, ce qui prouve que je suis un mauvais Français et un méchant, disait plus tard, Mlle Sophie… belle-fille de M. Cuvier.
Mon cœur se serra tout à fait en allant de Bâle à Belfort et quittant les hautes, si ce n’est les belles montagnes suisses pour l’affreuse et plate misère de la Champagne.
Que les femmes sont laides à....32, village où je les vis en bas bleus et avec des sabots. Mais, plus tard, je me dis: quelle politesse, quelle affabilité, quel sentiment de justice dans leur conversation villageoise!
Langres était située comme Volterre33, ville qu’alors j’adorais, – elle avait été le théâtre d’un de mes exploits les plus hardis dans ma guerre contre Métilde.
Je pensai à Diderot, – fils, comme on sait, d’un coutelier de Langres. – Je songeai à Jacques le Fataliste, le seul de ses ouvrages que j’estime, mais je l’estime beaucoup plus que le Voyage d’Anacharsis, le Traité des Etudes, et cent autres bouquins estimés des pédants.
Le pire des malheurs, m’écriai-je, serait que ces hommes si secs, mes amis, au milieu desquels je vais vivre, devinassent ma passion, et pour une femme que je n’ai pas eue!
Je me dis cela en juin 1821, et je vois en juin 1832, pour la première fois, en écrivant ceci, que cette peur, mille fois répétée, a été, dans le fait, le principe dirigeant de ma vie pendant dix ans. C’est par là que je suis venu à avoir de l’esprit, chose qui était le bloc, la butte de mes mépris à Milan, en 1818, quand j’aimais Métilde.
J’entrai dans Paris, que je trouvai pire que laid, insultant pour ma douleur, avec une seule idée: n’être pas deviné.
Je me logeais à Paris, rue Richelieu, Hôtel de Bruxelles, nº 47, tenu par un M. Petit, ancien valet de chambre de M. de Damas34.
La politesse, la grâce, l’à-propos de ce M. Petit, son absence de tout sentiment, son horreur pour tout mouvement de l’âme qui avait de la profondeur, son souvenir vif pour des jouissances de vanité qui avaient trente ans de date, son honneur parfait en matière d’argent, en faisaient, à mes yeux, le modèle parfait de l’ancien Français. Je lui confiai bien vite les 3000 francs qui me restaient; il me remit, malgré moi, un bout de reçu que je me hâtai de perdre, ce qui le contraria beaucoup lorsque, quelques mois après, ou quelques semaines, je repris mon argent pour aller en Angleterre où me poussa le mortel dégoût que j’éprouvais à Paris.
J’ai bien peu de souvenirs de ces temps passionnés, les objets glissaient sur moi inaperçus, ou méprisés, quand ils étaient entrevus. Ma pensée était sur la place Belgiojoso, à Milan. Je vais me recueillir pour tâcher de penser aux maisons où j’allais.
CHAPITRE II
Voici le portrait d’un homme de mérite avec qui j’ai passé toutes mes matinées pendant huit ans. Il y avait estime, mais non amitié. J’étais descendu à l’hôtel de Bruxelles, parce que là logeait le Piémontais le plus sec, le plus dur, le plus ressemblant à la Rancune (du Roman Comique) que j’aie jamais rencontré. M. le baron de Lussinge35 a été le compagnon de ma vie de 1821 à 1831; né vers 1785, il avait trente-six ans en 1821. Il ne commença à se détacher de moi et à être impoli dans le discours que lorsque la réputation d’esprit me vint, après l’affreux malheur du 15 septembre 1826.
M. de Lussinge, petit, râblé, trapu, n’y voyant pas à trois pas, toujours mal mis par avarice et employant nos promenades à faire des budgets de dépense personnelle pour un garçon vivant seul à Paris, avait une rare sagacité. Dans mes illusions romanesques et brillantes, je voyais comme trente, tandis que ce n’était que quinze, le génie, la bonté, la gloire, le bonheur de tel homme qui passait, lui ne les voyant que comme six ou sept.
Voilà ce qui a fait le fond de nos conversations pendant huit ans; nous nous cherchions d’un bout de Paris à l’autre.
Lussinge, âgé alors de trente-six ou trente-sept ans, avait le cœur et la tête d’un homme de cinquante-cinq ans. Il n’était profondément ému que des événements à lui personnels; alors il devenait fou, comme au moment de son mariage. A cela près, le but constant de son ironie, c’était l’émotion. Lussinge n’avait qu’une religion: l’estime pour la haute naissance. Il est, en effet, d’une famille du Bugey, qui y tenait un rang élevé en 1500; elle a suivi à Turin les ducs de Savoie, devenus rois de Sardaigne.
Lussinge avait été élevé à Turin à la même académie qu’Alfiéri; il y avait pris cette profonde méchanceté piémontaise, au monde sans pareille, qui n’est cependant que la méfiance du sort et des hommes. J’en retrouve plusieurs traits à Emor36; mais, par-dessus le marché ici, il y a des passions et, le théâtre étant plus vaste, moins de petitesses
29
C’est sans doute la première fois qu’un Français écrivait le nom du grand poète anglais.
30
Voir
31
En note: «Ici quatre pages de descriptions de Altorf à Gersau, Lucerne, Bâle, Belfort, Langres, Paris; – occupé de moral, la description physique m’ennuie. Il y a deux ans que je n’ai écrit douze pages comme ceci.»
32
En blanc dans le manuscrit.
33
Voir sur Volterre les premières pages des
34
Voir
35
Probablement le baron de Mareste. Voir Beyle,
36
Anagramme de Rome.