Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 08. Guy de MaupassantЧитать онлайн книгу.
nos colons installés au delà du Tell en pourraient dire à peu près autant.
Un désir me tenait toujours, celui d’aller plus loin. Mais, tout le pays étant en guerre, je ne pouvais m’aventurer seul. Une occasion s’offrit, celle d’un train allant ravitailler les troupes campées le long des chotts.
C’était par un jour de siroco. Dès le matin le vent du sud se leva, soufflant sur la terre ses haleines lentes, lourdes, dévorantes. A sept heures le petit convoi se mit en route, emportant deux détachements d’infanterie avec leurs officiers, trois wagons-citernes pleins d’eau et les ingénieurs de la Compagnie, car depuis trois semaines aucun train n’était allé jusqu’aux extrêmes limites de la ligne que les Arabes ont pu détruire.
La machine «l’Hyène» part bruyamment s’avançant vers la montagne, droite, comme si elle voulait pénétrer dedans. Puis soudain elle fait une courbe, s’enfonce dans un étroit vallon, décrit un crochet, et revient passer à cinquante mètres au-dessus de l’endroit où elle courait tout à l’heure. Elle tourne de nouveau, trace des circuits, l’un sur l’autre, monte toujours en zigzag, déroulant un grand lacet qui gagne le sommet du mont.
Voici de vastes bâtiments, des cheminées de fabriques, une sorte de petite ville abandonnée. Ce sont les magnifiques usines de la Compagnie franco-algérienne. C’est là qu’on préparait l’alfa avant le massacre des Espagnols. Ce lieu s’appelle Aïn-el-Hadjar.
Nous montons encore. La locomotive souffle, râle, ralentit sa marche, s’arrête. Trois fois elle essaye de repartir, trois fois elle demeure impuissante. Elle recule pour prendre de l’élan, mais reste encore sans force au milieu de la pente trop rude.
Alors les officiers font descendre les soldats qui, égrenés le long du train, se mettent à pousser. Nous repartons lentement au pas d’un homme. On rit, on plaisante; les lignards blaguent la machine. C’est fini. Nous voici sur les hauts plateaux.
Le mécanicien, le corps penché en dehors, regarde sans cesse la voie qui peut être coupée; et nous autres, nous inspectons l’horizon, très attentifs, en éveil dès qu’un filet de poussière semble indiquer au loin un cavalier encore invisible. Nous portons des fusils et des revolvers.
Parfois, un chacal s’enfuit devant nous; un énorme vautour s’envole, abandonnant la carcasse d’un chameau presque entièrement dépecé; des poules de Carthage, très semblables à des perdrix, gagnent des touffes de palmiers nains.
A la petite halte de Tafraoua, deux compagnies de ligne sont campées. Ici, on a tué beaucoup d’Espagnols.
A Kralfallah, c’est une compagnie de zouaves qui se fortifient à la hâte, édifiant leurs retranchements avec des rails, des poutres, des poteaux télégraphiques, des balles d’alfa, tout ce qu’on trouve. Nous déjeunons là; et les trois officiers, tous trois jeunes et gais, le capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant nous offrent le café.
Le train repart. Il court interminablement dans une plaine illimitée que les touffes d’alfa font ressembler à une mer calme. Le siroco devient intolérable, nous jetant à la face l’air enflammé du désert; et, parfois, à l’horizon, une forme vague apparaît. On dirait un lac, une île, des rochers dans l’eau: c’est le mirage. Sur un talus, voici des pierres brûlées et des ossements d’homme: les restes d’un Espagnol. Puis, d’autres chameaux morts, toujours dépecés par des vautours.
On traverse une forêt! Quelle forêt! Un océan de sable où des touffes rares de genévriers ressemblent à des plants de salade dans un potager gigantesque! Désormais aucune verdure, sauf l’alfa, sorte de jonc d’un vert bleu qui pousse par touffes rondes et couvre le sol à perte de vue.
Parfois on croit voir un cavalier dans le lointain. Mais il disparaît; on s’était peut-être trompé.
Nous arrivons à l’Oued-Fallette, au milieu d’une étendue toujours morne et déserte. Alors je m’éloigne à pied avec deux compagnons, vers le sud encore. Nous gravissons une colline basse sous une écrasante chaleur. Le siroco charrie du feu; il sèche la sueur sur le visage à mesure qu’elle apparaît, brûle les lèvres et les yeux, dessèche la gorge. Sous toutes les pierres on trouve des scorpions.
Autour du convoi arrêté et qui a l’air de loin d’une grosse bête noire couchée sur la terre sèche, les soldats chargent les voitures envoyées du campement voisin.
Puis ils s’éloignent dans la poussière, lentement, d’un pas accablé, sous l’écrasant soleil. On les voit longtemps, longtemps, s’en aller là-bas, sur la gauche; puis on n’aperçoit plus que le nuage gris qu’ils soulèvent au-dessus d’eux.
Nous restons à six maintenant auprès du train. On ne peut plus toucher à rien, tout brûle. Les cuivres des wagons semblent rougis au feu. On pousse un cri si la main rencontre l’acier des armes.
Voici quelques jours, la tribu des Rezaïna, tournant aux rebelles, traversa ce chott que nous n’avions pu atteindre, car l’heure nous force à revenir. La chaleur fut telle durant le passage de ce marais desséché que la tribu fugitive perdit tous ses bourricots de soif, et même seize enfants, morts entre les bras de leurs mères.
La machine siffle. Nous quittons l’Oued-Fallette. Un remarquable fait de guerre rendit alors ce lieu célèbre dans la contrée.
Une colonne y était établie, gardée par un détachement du 15e de ligne. Or, une nuit, deux goumiers se présentent aux avant-postes, après dix heures de cheval, apportant un ordre pressant du général commandant à Saïda. Selon l’usage, ils agitent une torche pour se faire reconnaître. La sentinelle, recrue arrivant de France, ignorant les coutumes et les règles du service en campagne dans le sud, et nullement prévenue par ses officiers, tire sur les courriers. Les pauvres diables avancent quand même; le poste saisit ses armes; les hommes prennent position, et une fusillade terrible commence. Après avoir essuyé cent cinquante coups de fusil, les deux Arabes, enfin, se retirent; l’un d’eux avait une balle dans l’épaule. Le lendemain, ils rentraient au quartier général, rapportant leurs dépêches.
BOU-AMAMA
Bien malin celui qui dirait, même aujourd’hui, ce qu’était Bou-Amama. Cet insaisissable farceur, après avoir affolé notre armée d’Afrique, a disparu si complètement qu’on commence à supposer qu’il n’a jamais existé.
Des officiers dignes de foi, qui croyaient le connaître, me l’ont décrit d’une certaine façon; mais d’autres personnes non moins honnêtes, sûres de l’avoir vu, me l’ont dépeint d’une autre manière.
Dans tous les cas, ce rôdeur n’a été que le chef d’une bande peu nombreuse, poussée sans doute à la révolte par la famine. Ces gens ne se sont battus que pour vider les silos ou piller des convois. Ils semblent n’avoir agi ni par haine, ni par fanatisme religieux, mais par faim. Notre système de colonisation consistant à ruiner l’Arabe, à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le faire crever de misère, nous verrons encore d’autres insurrections.
Une autre cause peut-être à cette campagne est la présence sur les hauts plateaux des alfatiers espagnols.
Dans cet océan d’alfa, dans cette morne étendue verdâtre, immobile sous le ciel incendié, vivait une vraie nation, des hordes d’hommes à la peau brune, aventuriers que la misère ou d’autres raisons avaient chassés de leur patrie. Plus sauvages, plus redoutés que les Arabes, isolés ainsi, loin de toute ville, de toute loi, de toute force, ils ont fait, dit-on, ce que faisaient leurs ancêtres sur les terres nouvelles; ils ont été violents, sanguinaires, terribles envers les habitants primitifs.
La vengeance des Arabes fut épouvantable.
Voici, en quelques lignes, l’origine apparente de l’insurrection.
Deux marabouts prêchaient ouvertement la révolte dans une tribu du Sud. Le lieutenant Weinbrenner fut envoyé avec la mission de s’emparer du caïd de cette tribu. L’officier français avait une escorte de quatre hommes. Il fut assassiné.
On chargea le colonel Innocenti de