История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Антуан Франсуа ПревоЧитать онлайн книгу.
toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas déplaire à Manon, jusqu’à feindre de ne pas m’apercevoir qu’il tirait d’elle, de temps en temps, des sommes considérables. Il est vrai qu’étant grand joueur, il avait la fidélité de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait ; mais la nôtre était trop médiocre pour fournir longtemps à des dépenses si peu modérées.
J’étais sur le point de m’expliquer fortement avec lui, pour nous délivrer de ses importunités, lorsqu’un funeste accident m’épargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous abîma sans ressource.
Nous étions demeurés un jour à Paris pour y coucher, comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule à Chaillot dans ces occasions, vint m’avertir le matin que le feu avait pris pendant la nuit dans ma maison et qu’on avait eu beaucoup de difficulté à l’éteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage : elle me répondit qu’il y avait eu une si grande confusion, causée par la multitude d’étrangers qui étaient venus au secours, qu’elle ne pouvait être assurée de rien. Je tremblai pour notre argent qui était renfermé dans une petite caisse. Je me rendis promptement à Chaillot. Diligence inutile ; la caisse avait déjà disparu.
J’éprouvai alors qu’on peut aimer l’argent sans être avare. Cette perte me pénétra d’une si vive douleur, que j’en pensai perdre la raison. Je compris tout d’un coup à quels nouveaux malheurs j’allais me trouver exposé : l’indigence était le moindre. Je connaissais Manon ; je n’avais déjà que trop éprouvé que, quelque fidèle et quelque attachée qu’elle me fût dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misère : elle aimait trop l’abondance et les plaisirs pour me les sacrifier. Je la perdrai ! m’écriai-je. Malheureux chevalier ! tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pensée me jeta dans un trouble si affreux, que je balançai pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort.
Cependant je conservai assez de présence d’esprit pour vouloir examiner auparavant s’il ne me restait nulle ressource. Le ciel me fit naître une idée qui arrêta mon désespoir ; je crus qu’il ne me serait pas impossible de cacher notre perte à Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honnêtement à son entretien pour l’empêcher de sentir la nécessité.
Je résolus d’abord d’aller consulter M. Lescaut, frère de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je n’avais eu que trop d’occasions de reconnaître que ce n’était ni de son bien, ni de la paye du roi qu’il tirait son plus clair revenu. Il me restait à peine vingt pistoles, qui s’étaient trouvées heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai s’il y avait pour moi un parti à choisir entre celui de mourir de faim ou de me casser la tête de désespoir. Il me répondit que se casser la tête était la ressource des sots ; pour mourir de faim, qu’il y avait quantité de gens d’esprit qui s’y voyaient réduits, quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que c’était à moi d’examiner de quoi j’étais capable ; qu’il m’assurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises.
« Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je ; mes besoins demanderaient un remède plus présent, car que voulez-vous que je dise à Manon ? – A propos de Manon, reprit-il, qu’est-ce qui vous embarrasse ? N’avez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquiétudes quand vous le voudrez ? Une fille comme elle devrait nous entretenir, vous, elle et moi. » Il me coupa la réponse que cette impertinence méritait, pour continuer de me dire qu’il me garantissait avant le soir mille écus à partager entre nous, si je voulais suivre son conseil ; qu’il connaissait un seigneur si libéral sur le chapitre des plaisirs, qu’il était sûr que mille écus ne lui coûteraient rien pour obtenir les faveurs d’une fille telle que Manon.
Je l’arrêtai. « J’avais meilleure opinion de vous, lui répondis-je ; je m’étais figuré que le motif que vous aviez eu pour m’accorder votre amitié était un sentiment tout opposé à celui où vous êtes maintenant. » Il me confessa impudemment qu’il avait toujours pensé de même, et que sa sœur ayant une fois violé les lois de son sexe, quoique en faveur de l’homme qu’il aimait le plus, il ne s’était réconcilié avec elle que dans l’espérance de tirer parti de sa mauvaise conduite.
Il me fut aisé de juger que jusqu’alors nous avions été ses dupes. Quelque émotion, néanmoins, que ce discours m’eût causée, le besoin que j’avais de lui m’obligea de répondre en riant que son conseil était une dernière ressource qu’il fallait remettre à l’extrémité. Je le priai de m’ouvrir quelque autre voie.
Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que j’avais reçue de la nature pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et libérale. Je ne goûtai pas non plus ce parti, qui m’aurait rendu infidèle à Manon.
Je lui parlai du jeu comme du moyen le plus facile et le plus convenable à ma situation. Il me dit que le jeu, à la vérité, était une ressource, mais que cela demandait d’être expliqué qu’entreprendre de jouer simplement avec les espérances communes, c’était le vrai moyen d’achever ma perte que de prétendre exercer seul, et sans être soutenu, les petits moyens qu’un habile homme emploie pour corriger la fortune, était un métier trop dangereux ; qu’il y avait une troisième voie, qui était celle de l’association ; mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les confédérés ne me jugeassent point encore les qualités propres à la ligue. Il me promit néanmoins ses bons offices auprès d’eux ; et, de que je n’aurais pas attendu de lui, il m’offrit quelque argent lorsque je me trouverais pressé du besoin. L’unique grâce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre à Manon de la perte que j’avais faite et du sujet de notre conversation.
Je sortis de chez lui moins satisfait encore que je n’y étais entré ; je me repentis même de lui avoir confié mon secret.
Enfin cette confusion de pensées en produisit une qui remit le calme tout d’un coup dans mon esprit, et que je m’étonnai de n’avoir pas eue plus tôt : ce fut de recourir à mon ami Tiberge, dans lequel j’étais bien certain de retrouver toujours le même fonds de zèle et d’amitié.
Je regardai comme un effet de la protection du ciel de m’être souvenu si à propos de Tiberge, et je résolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis, pour lui écrire un mot et lui marquer un lieu propre à notre entretien. Je lui recommandai le silence et la discrétion comme un des plus importants services qu’il pût me rendre dans la situation de mes affaires.
Une heure après, je reçus la réponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de l’assignation. J’y courus avec impatience. Je sentais néanmoins quelque honte d’aller paraître aux yeux d’un ami dont la seule présence devait être un reproche de mes désordres : mais l’opinion que j’avais de la bonté de son cœur et l’intérêt de Manon soutinrent ma hardiesse.
Je l’avais prié de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y était avant moi. Il vint m’embrasser aussitôt qu’il m’eut aperçu.
Nous nous assîmes sur un banc. Il me demanda, comme une marque d’amitié, de lui raconter sans déguisement ce qui m’était arrivé depuis mon départ de Saint-Sulpice. Je le satisfis ; et, loin d’altérer quelque chose à la vérité, ou de diminuer mes fautes pour les faire trouver plus excusables, je lui parlai de ma passion avec toute la force qu’elle m’inspirait. Je la lui représentai comme un de ces coups particuliers du destin qui s’attache à la ruine d’un misérable, et dont il est aussi impossible à la vertu de se défendre qu’il l’a été à la sagesse de les prévoir. Je lui fis une vive peinture de mes agitations, de mes craintes, du désespoir où j’étais deux heures avant que de le voir, et de celui dans lequel j’allais retomber, si j’étais abandonné par mes amis aussi impitoyablement que par la fortune ; enfin j’attendris tellement le bon Tiberge, que je le vis aussi affligé par la compassion que je l’étais par le sentiment de mes peines.
Il