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Madame Chrysanthème. Pierre LotiЧитать онлайн книгу.

Madame Chrysanthème - Pierre Loti


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foi non, je ne l'avais pas remarquée, dans mon trouble; tournée à contre-jour, vêtue de sombre, dans la pose négligée de quelqu'un qui s'efface. Le fait est qu'elle paraît beaucoup mieux, celle-ci. Des yeux à longs cils, un peu bridés, mais qui seraient trouvés bien dans tous les pays du monde: presque une expression, presque une pensée. Une teinte de cuivre sur des joues rondes; le nez droit; la bouche légèrement charnue, mais bien modelée, avec des coins très jolis. Moins jeune que mademoiselle Jasmin; dix-huit ans peut-être, déjà plus femme. Elle fait une moue d'ennui, de dédain aussi un peu, comme regrettant d'être venue à un spectacle qui languit, qui n'est guère amusant.

      —Monsieur Kangourou, quelle est cette petite personne, en bleu foncé, là-bas?

      —Là-bas, monsieur?—C'est une personne appelée mademoiselle Chrysanthème. Elle a suivi les autres qui sont là; elle est venue pour voir.... Elle vous plaît? dit-il brusquement, flairant une autre solution pour son affaire manquée.

      Alors, oubliant toute sa politesse, tout son cérémonial, toute sa japonerie, il la prend par la main, la force de se lever, de venir en face du jour mourant, de se faire voir. Et elle, qui a suivi nos yeux, qui commence è deviner de quoi il retourne, baisse la tête, confuse, avec une moue plus accentuée mais plus gentille aussi; essaie de reculer, moitié maussade, moitié souriante.

      —Ça ne fait rien, continue M. Kangourou: cela pourra aussi bien s'arranger pour celle-ci: elle n'est pas mariée, monsieur!!...

      Elle n'est pas mariée!—Alors pourquoi donc ne me l'avait-il pas proposée tout de suite, cet imbécile, au lieu de l'autre... qui me fait une pitié extrême à la fin, pauvre petite, avec sa robe gris tendre, son piquet de fleurs et sa mine qui s'attriste, ses yeux qui grimacent comme pour un gros chagrin.

      —Cela pourra s'arranger, monsieur! répète encore Kangourou, qui a un air tout à fait entremetteur de bas étage, tout à fait mauvais drôle à présent.

      Seulement nous serons de trop, dit-il, Yves et moi, pendant les négociations. Et, tandis que mademoiselle Chrysanthème garde les yeux baissés qui conviennent, tandis que les familles, sur les figures desquelles se sont peints tous les degrés de l'étonnement, toutes les phases de l'attente, restent assises en cercle sur mes nattes blanches, il nous renvoie, nous deux, sous la véranda—et nous regardons, dans les profondeurs au-dessous de nous, un Nagasaki vaporeux, un Nagasaki bleuâtre où l'obscurité vient....

      De grands discours en japonais, des répliques sans fin. M. Kangourou, qui n'est blanchisseur et mauvais genre qu'en français, a retrouvé pour parlementer les longues formules de son pays. De temps en temps, je m'impatiente; je demande à ce bonhomme, que je prends de moins en moins au sérieux.

      —Voyons, dites-nous vite, Kangourou; est-ce que cela se démêle, est-ce que cela va finir?

      —Tout à l'heure, Missieu, tout à l'heure.

      Et il reprend son air d'économiste traitant des questions sociales.

      Allons, il faut subir les lenteurs de ce peuple. Et, pendant que l'obscurité tombe comme un voile sur la ville japonaise, j'ai le loisir de songer, assez mélancoliquement, à ce marché qui se conclut derrière moi.

      La nuit est venue, la nuit close; il a fallu allumer les lampes.

      Il est dix heures quand tout est réglé, fini, quand M. Kangourou vient me dire:

      —C'est entendu, Missieu! ses parents vous la donnent pour vingt piastres par mois,—au même prix que mademoiselle Jasmin....

      Alors l'ennui me prend pour tout de bon de m'être décidé si vite, de m'être lié, même passagèrement, à cette petite créature, et d'habiter avec elle cette case isolée....

      Nous rentrons; elle est au milieu du cercle, assise; on lui a mis un piquet de fleurs dans les cheveux. Vraiment son regard a une expression, elle a presque un air de penser, celle-ci....

      Yves s'étonne de son maintien modeste, de ses petites mines timides de jeune fille que l'on marie; il n'imaginait rien de pareil pour un tel mariage; moi non plus, je l'avoue.

      —Oh! mais, c'est qu'elle est très gentille, dit-il, très gentille, frère, vous pouvez me croire!

      Ces gens, ces mœurs, cette scène, le confondent; il n'en revient pas, de tout cela: «Oh! par exemple!...»—et l'idée d'en écrire une longue lettre à sa femme, à Toulven, le divertit beaucoup.

      Nous nous donnons la main, Chrysanthème et moi. Yves aussi s'avance pour toucher sa petite patte fine;—du reste, si je l'épouse, il en est bien cause;—je ne l'aurais pas remarquée sans lui qui m'a affirmé qu'elle était jolie. Qui sait comment cela va tourner, ce ménage? Est-ce une femme ou une poupée?... Dans quelques jours, je le découvrirai peut-être....

      Les familles, ayant allumé au bout de bâtons légers leurs lanternes multicolores, se disposent à se retirer, avec force compliments, politesses, courbettes, révérences. Quand il s'agit de prendre l'escalier, elles font à qui ne passera pas, et, à un moment donné, tout le monde se retrouve à quatre pattes, immobilisé, murmurant à demi-voix des choses polies....

      —Faut pousser dessus? dit Yves en riant (une locution et un procédé qui s'emploient en marine lorsqu'il y a engorgement quelque part).

      Enfin cela s'écoule, cela descend, avec un dernier bourdonnement de civilités, de phrases aimables qui s'achèvent d'une marche à l'autre, à voix décroissante. Et nous restons seuls, lui et moi, dans l'étrange logis vide, où traînent encore sur les nattes les petites tasses à thé, les impayables petites pipes, les plateaux en miniature.

      —Regardons-les s'en aller! dit Yves en se penchant dehors.

      A la porte du jardin, mêmes saluts, mêmes révérences, puis les deux bandes de femmes se séparent; leurs lanternes de papier peinturluré, qui s'éloignent, tremblotent et se balancent à l'extrémité des bâtons flexibles—qu'elles tiennent du bout des doigts, comme on tiendrait une canne à pêche pour prendre à l'hameçon dans l'obscurité des oiseaux nocturnes. Le cortège infortuné de mademoiselle Jasmin remonte vers la montagne, tandis que celui de mademoiselle Chrysanthème descend par une vieille petite rue, moitié escalier, moitié sentier de chèvre, qui mène à la ville.

      Puis nous sortons, nous aussi. La nuit est fraîche, silencieuse, exquise; l'éternelle musique des cigales remplit l'air. On voit encore les lanternes rouges de ma nouvelle famille qui s'en vont là-bas dans le lointain, qui descendent toujours, qui se perdent dans ce gouffre béant au fond duquel est Nagasaki.

      Nous descendons nous-mêmes, mais sur un versant opposé, par des sentiers rapides qui conduisent à la mer.

      Et, quand je suis rentré à bord, quand cette scène de là-haut me réapparaît en esprit, il me semble m'être fiancé pour rire, chez des marionnettes....

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