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Romans et contes. Theophile GautierЧитать онлайн книгу.

Romans et contes - Theophile Gautier


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les âges disparus sur l’océan de l’éternité; ils parcourent l’infini en tous sens, assistent à la création des univers, à la genèse des dieux et à leurs métamorphoses; la mémoire leur revient des sciences englouties par les cataclysmes plutoniens et diluviens, des rapports oubliés de l’homme et des éléments. Dans cet état bizarre, ils marmottent des mots appartenant à des langues qu’aucun peuple ne parle plus depuis des milliers d’années sur la surface du globe, ils retrouvent le verbe primordial, le verbe qui a fait jaillir la lumière des antiques ténèbres: on les prend pour des fous; ce sont presque des dieux!»

      Ce préambule singulier surexcitait au dernier point l’attention d’Octave, qui, ne sachant où M. Balthazar Cherbonneau voulait en venir, fixait sur lui des yeux étonnés et petillants d’interrogations: il ne devinait pas quel rapport pouvaient offrir les pénitents de l’Inde avec son amour pour la comtesse Prascovie Labinska.

      Le docteur, devinant la pensée d’Octave, lui fit un signe de main comme pour prévenir ses questions, et lui dit: «Patience, mon cher malade; vous allez comprendre tout à l’heure que je ne me livre pas à une digression inutile.—Las d’avoir interrogé avec le scalpel, sur le marbre des amphithéâtres, des cadavres qui ne me répondaient pas et ne me laissaient voir que la mort quand je cherchais la vie, je formai le projet—un projet aussi hardi que celui de Prométhée escaladant le ciel pour y ravir le feu—d’atteindre et de surprendre l’âme, de l’analyser et de la disséquer pour ainsi dire; j’abandonnai l’effet pour la cause, et pris en dédain profond la science matérialiste dont le néant m’était prouvé. Agir sur ces formes vagues, sur ces assemblages fortuits de molécules aussitôt dissous, me semblait la fonction d’un empirisme grossier. J’essayai par le magnétisme de relâcher les liens qui enchaînent l’esprit à son enveloppe; j’eus bientôt dépassé Mesmer, Deslon, Maxwel, Puységur, Deleuze et les plus habiles, dans des expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me contentaient pas encore: catalepsie, somnambulisme, vue à distance, lucidité extatique, je produisis à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule, simples et compréhensibles pour moi.—Je remontai plus haut: des ravissements de Cardan et de saint Thomas d’Aquin je passai aux crises nerveuses des Pythies; je découvris les arcanes des Époptes grecs et des Nebiim hébreux; je m’initiai rétrospectivement aux mystères de Trophonius et d’Esculape, reconnaissant toujours dans les merveilles qu’on en raconte une concentration ou une expansion de l’âme provoquée soit par le geste, soit par le regard, soit par la parole, soit par la volonté ou tout autre agent inconnu.—Je refis un à un tous les miracles d’Apollonius de Thyane.—Pourtant mon rêve scientifique n’était pas accompli; l’âme m’échappait toujours; je la pressentais, je l’entendais, j’avais de l’action sur elle; j’engourdissais ou j’excitais ses facultés; mais entre elle et moi il y avait un voile de chair que je pouvais écarter sans qu’elle s’envolât; j’étais comme l’oiseleur qui tient un oiseau sous un filet qu’il n’ose relever, de peur de voir sa proie ailée se perdre dans le ciel.

      «Je partis pour l’Inde, espérant trouver le mot de l’énigme dans ce pays de l’antique sagesse. J’appris le sanscrit et le prâcrit, les idiomes savants et vulgaires: je pus converser avec les pandits et les brahmes. Je traversai les jungles où rauque le tigre aplati sur ses pattes; je longeai les étangs sacrés qu’écaille le dos des crocodiles; je franchis des forêts impénétrables barricadées de lianes, faisant envoler des nuées de chauves-souris et de singes, me trouvant face à face avec l’éléphant au détour du sentier frayé par les bêtes fauves pour arriver à la cabane de quelque yoghi célèbre en communication avec les Mounis, et je m’assis des jours entiers près de lui, partageant sa peau de gazelle, pour noter les vagues incantations que murmurait l’extase sur ses lèvres noires et fendillées. Je saisis de la sorte des mots tout-puissants, des formules évocatrices, des syllabes du Verbe créateur.

      «J’étudiai les sculptures symboliques dans les chambres intérieures des pagodes que n’a vues nul œil profane et où une robe de brahme me permettait de pénétrer; je lus bien des mystères cosmogoniques, bien des légendes de civilisations disparues; je découvris le sens des emblèmes que tiennent dans leurs mains multiples ces dieux hybrides et touffus comme la nature de l’Inde; je méditai sur le cercle de Brahma, le lotus de Wishnou, le cobra capello de Shiva, le dieu bleu. Ganésa, déroulant sa trompe de pachyderme et clignant ses petits yeux frangés de longs cils, semblait sourire à mes efforts et encourager mes recherches. Toutes ces figures monstrueuses me disaient dans leur langue de pierre: «Nous ne sommes que des formes, c’est l’esprit qui agite la masse.»

      «Un prêtre du temple de Tirounamalay, à qui je fis part de l’idée qui me préoccupait, m’indiqua, comme parvenu au plus haut degré de sublimité, un pénitent qui habitait une des grottes de l’île d’Éléphanta. Je le trouvai, adossé au mur de la caverne, enveloppé d’un bout de sparterie, les genoux au menton, les doigts croisés sur les jambes, dans un état d’immobilité absolue; ses prunelles retournées ne laissaient voir que le blanc, ses lèvres bridaient sur ses dents déchaussées; sa peau, tannée par une incroyable maigreur, adhérait aux pommettes; ses cheveux, rejetés en arrière, pendaient par mèches roides comme des filaments de plantes du sourcil d’une roche; sa barbe s’était divisée en deux flots qui touchaient presque terre, et ses ongles se recourbaient en serres d’aigle.

      «Le soleil l’avait desséché et noirci de façon à donner à sa peau d’Indien, naturellement brune, l’apparence du basalte; ainsi posé, il ressemblait de forme et de couleur à un vase canopique. Au premier aspect, je le crus mort. Je secouai ses bras comme ankylosés par une roideur cataleptique, je lui criai à l’oreille de ma voix la plus forte les paroles sacramentelles qui devaient me révéler à lui comme initié; il ne tressaillit pas, ses paupières restèrent immobiles.—J’allais m’éloigner, désespérant d’en tirer quelque chose, lorsque j’entendis un petillement singulier; une étincelle bleuâtre passa devant mes yeux avec la fulgurante rapidité d’une lueur électrique, voltigea une seconde sur les lèvres entr’ouvertes du pénitent, et disparut.

      «Brahma-Logum (c’était le nom du saint personnage) sembla se réveiller d’une léthargie: ses prunelles reprirent leur place; il me regarda avec un regard humain et répondit à mes questions. «Eh bien, tes désirs sont satisfaits: tu as vu une âme. Je suis parvenu à détacher la mienne de mon corps quand il me plaît;—elle en sort, elle y rentre comme une abeille lumineuse, perceptible aux yeux seuls des adeptes. J’ai tant jeûné, tant prié, tant médité, je me suis macéré si rigoureusement, que j’ai pu dénouer les liens terrestres qui l’enchaînent, et que Wishnou, le dieu aux dix incarnations, m’a révélé le mot mystérieux qui la guide dans ses Avatars à travers les formes différentes.—Si, après avoir fait les gestes consacrés, je prononçais ce mot, ton âme s’envolerait pour animer l’homme ou la bête que je lui désignerais. Je te lègue ce secret, que je possède seul maintenant au monde. Je suis bien aise que tu sois venu, car il me tarde de me fondre dans le sein de l’incréé, comme une goutte d’eau dans la mer.—Et le pénitent me chuchota d’une voix faible comme le dernier râle d’un mourant, et pourtant distincte, quelques syllabes qui me firent passer sur le dos ce petit frisson dont parle Job.

      —Que voulez-vous dire, docteur? s’écria Octave; je n’ose sonder l’effrayante profondeur de votre pensée.

      —Je veux dire, répondit tranquillement M. Balthazar Cherbonneau, que je n’ai pas oublié la formule magique de mon ami Brahma-Logum, et que la comtesse Prascovie serait bien fine si elle reconnaissait l’âme d’Octave de Saville dans le corps d’Olaf Labinski.»

       Table des matières

      La réputation du docteur Balthazar Cherbonneau comme médecin et comme thaumaturge commençait à se répandre dans Paris; ses bizarreries, affectées ou vraies, l’avaient mis à la mode. Mais, loin de chercher à se faire, comme on dit, une clientèle, il s’efforçait de rebuter les malades en leur fermant sa porte ou en leur ordonnant


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