Adolphe: Anecdote trouvée dans les papiers d'un inconnu. Benjamin de ConstantЧитать онлайн книгу.
de mes épanchements subits et involontaires ne m'en savaient aucun gré, et avaient raison; car c'était le besoin de parler qui me saisissait, et non la confiance. J'avais contracté dans mes conversations avec la femme qui, la première, avait développé mes idées, une insurmontable aversion pour toutes les maximes communes et pour toutes les formules dogmatiques. Lors donc que j'entendais la médiocrité disserter avec complaisance sur des principes bien établis, bien incontestables en fait de morale, de convenance ou de religion, choses qu'elle met assez volontiers sur la même ligne, je me sentais poussé à la contredire, non que j'eusse adopté des opinions opposées, mais parce que j'étais impatienté d'une conviction si ferme et si lourde. Je ne sais quel instinct m'avertissait d'ailleurs de me défier de ces axiomes généraux si exempts de toute restriction, si purs de toute nuance. Les sots font de leur morale une masse compacte et indivisible, pour qu'elle se mêle le moins possible avec leurs actions, et les laisse libres dans tous les détails.
Je me donnai bientôt, par cette conduite, une grande réputation de légèreté, de persiflage, de méchanceté. Mes paroles amères furent considérées comme des preuves d'une âme haineuse, mes plaisanteries comme des attentats contre tout ce qu'il y avait de plus respectable. Ceux dont j'avais eu le tort de me moquer trouvaient commode de faire cause commune avec les principes qu'ils m'accusaient de révoquer en doute; parce que, sans le vouloir, je les avais fait rire aux dépens les uns des autres, tous se réunirent contre moi. On eût dit qu'en faisant remarquer leurs ridicules, je trahissais une confidence qu'ils m'avaient faite; on eût dit qu'en se montrant à mes yeux tels qu'ils étaient, ils avaient obtenu de ma part la promesse du silence: je n'avais point la conscience d'avoir accepté ce traité trop onéreux. Ils avaient trouvé du plaisir à se donner ample carrière, j'en trouvais à les observer et à les décrire; et ce qu'ils appelaient une perfidie me paraissait un dédommagement tout innocent et très-légitime.
Je ne veux point ici me justifier: j'ai renoncé depuis longtemps à cet usage frivole et facile d'un esprit sans expérience; je veux simplement dire, et cela pour d'autres que pour moi, qui suis maintenant à l'abri du monde, qu'il faut du temps pour s'accoutumer à l'espèce humaine, telle que l'intérêt, l'affectation, la vanité, la peur, nous l'ont faite. L'étonnement de la première jeunesse, à l'aspect d'une société si factice et si travaillée, annonce plutôt un coeur naturel qu'un esprit méchant. Cette société d'ailleurs n'a rien à en craindre: elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante, qu'elle ne tarde pas à nous façonner d'après le moule universel. Nous ne sommes plus surpris alors que de notre ancienne surprise, et nous nous trouvons bien sous notre nouvelle forme, comme l'on finit par respirer librement dans un spectacle encombré par la foule, tandis qu'en entrant on n'y respirait qu'avec effort.
Si quelques-uns échappent à cette destinée générale, ils renferment en eux-mêmes leur dissentiment secret; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices: ils n'en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie, et que le mépris est silencieux.
Il s'établit donc, dans le petit public qui m'environnait, une inquiétude vague sur mon caractère. On ne pouvait citer aucune action condamnable; on ne pouvait même m'en contester quelques-unes qui semblaient annoncer de la générosité ou du dévoûment; mais on disait que j'étais un homme immoral, un homme peu sûr: deux épithètes heureusement inventées pour insinuer les faits qu'on ignore, et laisser deviner ce qu'on ne sait pas.
CHAPITRE II.
Distrait, inattentif, ennuyé, je ne m'apercevais point de l'impression que je produisais, et je partageais mon temps entre des études que j'interrompais souvent, des projets que je n'exécutais pas, des plaisirs qui ne m'intéressaient guère, lorsqu'une circonstance, très-frivole en apparence, produisit dans ma disposition une révolution importante.
Un jeune homme avec lequel j'étais assez lié cherchait depuis quelques mois à plaire à l'une des femmes les moins insipides de la société dans laquelle nous vivions: j'étais le confident très-désintéressé de son entreprise. Après de longs efforts, il parvint à se faire aimer; et comme il ne m'avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé de me communiquer ses succès: rien n'égalait ses transports et l'excès de sa joie. Le spectacle d'un tel bonheur me fit regretter de n'en avoir pas essayé encore; je n'avais point eu jusqu'alors de liaison de femme qui pût flatter mon amour-propre; un nouvel avenir parut se dévoiler à mes yeux; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon coeur. Il y avait dans ce besoin beaucoup de vanité, sans doute, mais il n'y avait pas uniquement de la vanité; il y en avait peut-être moins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l'homme sont confus et mélangés; ils se composent d'une multitude d'impressions variées qui échappent à l'observation; et la parole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne se sert jamais à les définir.
J'avais, dans la maison de mon père, adopté sur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu'il observât strictement les convenances extérieures, se permettait assez fréquemment des propos légers sur les liaisons d'amour: il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moins excusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux. Il avait pour principe qu'un jeune homme doit éviter avec soin de faire ce qu'on nomme une folie, c'est-à-dire de contracter un engagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitement son égale pour la fortune, la naissance et les avantages extérieurs; mais du reste toutes les femmes, aussi longtemps qu'il ne s'agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir, sans inconvénient, être prises, puis être quittées; et je l'avais vu sourire avec une sorte d'approbation à cette parodie d'un mot connu: Cela leur fait si peu de mal, et à nous tant de plaisir!
L'on ne sait pas assez combien, dans la première jeunesse, les mots de cette espèce font une impression profonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encore douteuses et vacillantes, les enfants s'étonnent de voir contredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, les règles directes qu'on leur a données. Ces règles ne sont plus à leurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenus de leur répéter pour l'acquit de leur conscience, et les plaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de la vie.
Tourmenté d'une émotion vague, je veux être aimé, me disais-je, et je regardais autour de moi; je ne voyais personne qui m'inspirât de l'amour, personne qui me parût susceptible d'en prendre; j'interrogeais mon coeur et mes goûts: je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Je m'agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec le comte de P***, homme de quarante ans, dont la famille était alliée à la mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureuse visite! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise, célèbre par sa beauté, quoiqu'elle ne fût plus de la première jeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avait montré, dans plusieurs occasions, un caractère distingué. Sa famille, assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles de cette contrée. Son père avait été proscrit; sa mère était allée chercher un asile en France, et y avait mené sa fille, qu'elle avait laissée, à sa mort, dans un isolement complet. Le comte de P*** en était devenu amoureux. J'ai toujours ignoré comment s'était formée une liaison qui, lorsque j'ai vu pour la première fois Ellénore, était dès longtemps établie et pour ainsi dire consacrée. La fatalité de sa situation ou l'inexpérience de son âge l'avait-elle jetée dans une carrière qui répugnait également à son éducation, à ses habitudes, et à la fierté qui faisait une partie très-remarquable de son caractère? Ce que je sais, ce que tout le monde a su, c'est que la fortune du comte de P*** ayant été presque entièrement détruite et sa liberté menacée, Ellénore lui avait donné de telles preuves de dévoûment, avait rejeté avec un tel mépris les offres les plus brillantes, avait partagé ses périls et sa pauvreté avec tant de zèle et même de joie, que la sévérité la plus scrupuleuse ne pouvait s'empêcher de rendre justice à la pureté de ses motifs et au désintéressement de sa conduite. C'était à son activité, à son courage, à sa raison, aux sacrifices de tout genre qu'elle avait