Le roman d'un enfant. Pierre LotiЧитать онлайн книгу.
cette heure grise m'immobilisait presque toujours sur cette même petite chaise, les yeux très ouverts, inquiets, guettant les moindres changements dans la forme des ombres, surtout du côté de la porte, entre-bâillée sur l'escalier obscur. Évidemment, si on avait su quelles tristesses et quelles frayeurs les crépuscules me causaient, on eût allumé bien vite pour me les éviter; mais on ne le comprenait pas, et les personnes, presque toutes âgées, qui m'entouraient, avaient coutume, quand le jour baissait, de rester ainsi longtemps tranquilles à leurs places, sans éprouver le besoin d'une lampe. Quand la nuit s'épaississait davantage, il fallait même que l'une des deux, grand'mère ou tante, avançât sa chaise tout près, tout près, et que je sentisse sa protection immédiatement derrière moi; alors, complètement rassuré, je disais: «Raconte-moi des histoires de l'île, à présent!...»
L' «île», c'est-à-dire l'île d'Oleron, était le pays de ma mère, et le leur, qu'elles avaient quitté toutes les trois, une vingtaine d'années avant ma naissance, pour venir s'établir ici sur le continent. Et c'est singulier le charme qu'avaient pour moi cette île et les moindres choses qui en venaient.
Nous n'en étions pas très loin, puisque de certaine lucarne du toit de notre maison, on l'apercevait par les temps clairs, tout au bout, tout au bout des grandes plaines unies: une petite ligne bleuâtre, au-dessus de cette autre mince ligne plus pâle qui était le bras de l'Océan la séparant de nous. Mais pour s'y rendre, c'était tout un voyage, à cause des mauvaises voitures campagnardes, des barques à voiles dans lesquelles il fallait passer, souvent par grande brise d'ouest. À cette époque, dans la petite ville de Saint-Pierre-d'Oleron, j'avais trois vieilles tantes, qui vivaient très modestement des revenus de leurs marais salants,—débris de fortunes dissipées,—et de redevances annuelles que des paysans leur payaient encore en sacs de blé. Quand on allait les voir à Saint-Pierre, c'était pour moi une joie, mêlée de toutes sortes de sentiments compliqués, encore à l'état d'ébauche, que je ne débrouillais pas bien. L'impression dominante, c'était que leurs personnes, l'austérité huguenote de leurs allures; leur manière de vivre, leur maison, leurs meubles, tout enfin datait d'une époque passée, d'un siècle antérieur; et puis il y avait la mer, qu'on devinait tout autour, nous isolant; la campagne encore plus plate, plus battue par le vent; les grands sables, les grandes plages...
Ma bonne était aussi de Saint-Pierre-d'Oleron, d'une famille huguenote dévouée de père en fils à la nôtre, et elle avait une manière de dire: «dans l'île» qui me faisait passer, dans un frisson, toute sa nostalgie de là-bas.
Une foule de petits objets venus de l'«île» et très particuliers avaient pris place chez nous. D'abord ces énormes galets noirs, pareils à des boulets de canon, choisis entre mille parmi ceux de la grand'côte, polis et roulés pendant des siècles sur les plages. Ils faisaient partie du petit train régulier de nos soirées d'hiver; aux veillées, on les mettait dans les cheminées où flambaient de beaux feux de bois; ensuite on les enfermait dans des sacs d'indienne à fleurs, également venus de l'île, et on les portait dans les lits, où, jusqu'au matin, ils tenaient chauds les pieds des personnes couchées.
Et puis, dans le chai, il y avait des fourches, des jarres; il y avait surtout une quantité de grandes gaules droites, en ormeau, pour tendre les lessives, qui étaient de jeunes arbres choisis et coupés dans les bois de grand'mère. Toutes ces choses jouissaient à mes yeux d'un rare prestige.
Ces bois, je savais que grand'mère ne les possédait plus, ni ses marais salants, ni ses vignes; j'avais entendu qu'elle s'était décidée à les vendre peu à peu, pour placer l'argent sur le continent, et qu'un certain notaire peu délicat avait, par de mauvais placements, réduit à très peu de chose cet avoir. Quand j'allais dans l'île, quand d'anciens saulniers, d'anciens vignerons de ma famille, toujours fidèles et soumis, m'appelaient «notre petit bourgeois» (ce qui signifie notre petit maître), c'était donc par pure politesse et déférence de souvenir. Mais j'avais déjà un regret de tout cela; cette vie passée à surveiller des vendanges ou des moissons, qui avait été la vie de plusieurs de mes ascendants, me semblait bien plus désirable que la mienne, si enfermée dans une maison de ville.
Les histoires de l'île, que me contaient grand'mère et tante Claire, étaient surtout des aventures de leur enfance, et cette enfance me paraissait lointaine, lointaine, perdue dans des époques que je ne pouvais me représenter qu'à demi éclairées comme les rêves; des grands-parents y étaient toujours mêlés, des grands-oncles jamais connus, morts depuis bien des années, dont je me faisais dire les noms et dont les aspects m'intriguaient, me plongeaient dans des rêveries sans fin. Il y avait surtout un certain aïeul Samuel, qui avait vécu au temps des persécutions religieuses et auquel je portais un intérêt tout à fait spécial.
Je ne tenais pas à ce que ce fût varié, ces histoires; souvent même j'en faisais recommencer de déjà racontées qui m'avaient plus particulièrement captivé.
En général, c'étaient des voyages (sur ces petits ânes qui jouaient un rôle si important jadis dans la vie des bonnes gens de l'île), pour aller visiter des propriétés éloignées, des vignes, ou bien pour traverser les sables de la «grand'côte»; ensuite, sur le soir de ces expéditions, se déchaînaient des orages terribles, qui obligeaient à camper pour la nuit dans des auberges, dans des fermes...
Et quand mon imagination était bien tendue vers ces choses d'autrefois, dans l'obscurité tout à fait épaissie dont je n'avais plus conscience: drelin, drelin, la sonnette du dîner!... Je me levais en sautant de joie. Nous descendions ensemble, dans la salle à manger, où je retrouvais toute la famille réunie, la lumière, la gaieté, et où je me jetais tout d'abord sur maman pour me cacher la figure dans sa robe.
XI
Gaspard, un petit chien courtaud, lourd, pas bien de sa personne, mais qui était tout en deux grands yeux pleins de vie et bonne amitié. Je ne sais plus comment il avait été recueilli chez nous, où il passa quelques mois et où je l'aimai tendrement.
Or, un soir, pendant une promenade d'hiver, Gaspard m'avait quitté. On me consola en me disant qu'il rentrerait certainement seul, et je revins à la maison assez courageusement. Mais quand la nuit commença de tomber, mon cœur se serra beaucoup.
Mes parents avaient à dîner ce jour-là un violoniste de talent et on m'avait permis de veiller plus tard pour l'entendre. Aux premiers coups de son archet, dès qu'il commença de faire gémir je ne sais quel adagio désolé, ce fut pour moi comme une évocation de routes noires dans les bois, de grande nuit où l'on se sent abandonné et perdu; puis je vis très nettement Gaspard errer sous la pluie, à un carrefour sinistre, et, ne se reconnaissant plus, partir dans une direction inconnue pour ne revenir jamais... Alors les larmes me vinrent, et comme on ne s'en apercevait point, le violon continua de lancer dans le silence ses appels tristes, auxquels répondaient, du fond des abîmes d'en dessous, des visions qui n'avaient plus de forme, plus de nom, plus de sens.
Ce fut ma première initiation à la musique, évocatrice d'ombres. Des années se passèrent ensuite avant que j'y comprisse de nouveau quelque chose, car les petits morceaux de piano, «remarquables pour mon âge», disait-on, que je commençais à jouer moi-même, n'étaient encore rien qu'un bruit doux et rythmé à mes oreilles.
XII
Ceci maintenant est une angoisse causée par une lecture qu'on m'avait faite. (Je ne lisais jamais moi-même et dédaignais beaucoup les livres.)
Un petit garçon très coupable, ayant quitté sa famille et son pays, revenait visiter seul la maison paternelle, après quelques années pendant lesquelles ses parents et sa sœur étaient morts. Cela se passait en novembre, naturellement, et