Son Excellence Eugène Rougon. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
laisser la place nette à son successeur. Et, dans le grand cabinet rouge et or réservé au président, assis devant l'immense bureau de palissandre, il vidait les tiroirs, il classait des papiers, qu'il nouait en paquets, avec des bouts de ficelle rose. Il sonna. Un huissier entra, un homme superbe, qui avait servi dans la cavalerie.
«Donnez-moi une bougie allumée», demanda Rougon.
Et, comme l'huissier se retirait, après avoir posé sur le bureau un des petits flambeaux de la cheminée, il le rappela.
«Merle, écoutez!... Ne laissez entrer personne.
Entendez-vous, personne.
—Oui, monsieur le président», répondit l'huissier qui referma la porte sans bruit.
Rougon eut un faible sourire. Il se tourna vers Delestang, debout à l'autre extrémité de la pièce, devant un cartonnier, dont il visitait soigneusement les cartons.
«Ce brave Merle n'a pas lu le Moniteur, ce matin», murmura-t-il.
Delestang hocha la tête, ne trouvant rien à dire. Il avait une tête magnifique, très chauve, mais d'une de ces calvities précoces qui plaisent aux femmes. Son crâne nu qui agrandissait démesurément son front, lui donnait un air de vaste intelligence. Sa face rosée, un peu carrée, sans un poil de barbe, rappelait ces faces correctes et pensives que les peintres d'imagination aiment à prêter aux grands hommes politiques.
«Merle vous est très dévoué», finit-il par dire.
Et il replongea la tête dans le carton qu'il fouillait.
Rougon, qui avait tordu une poignée de papiers, les alluma à la bougie, puis les jeta dans une large coupe de bronze, posée sur un coin du bureau. Il les regarda brûler.
«Delestang, vous ne toucherez pas aux cartons du bas, reprit-il. Il y a là des dossiers dans lesquels je puis seul me reconnaître.» Tous deux, alors, continuèrent leur besogne en silence, pendant un gros quart d'heure. Il faisait très beau, le soleil entrait par les trois grandes fenêtres donnant sur le quai. Une de ces fenêtres, entrouverte, laissait passer les petits souffles frais de la Seine, qui soulevaient par moments la frange de soie des rideaux. Des papiers froissés, jetés sur le tapis, s'envolaient avec un léger bruit.
«Tenez, voyez donc ça», dit Delestang, en remettant à Rougon une lettre qu'il venait de trouver.
Rougon lut la lettre et l'alluma tranquillement à la bougie. C'était une lettre délicate. Et ils causèrent, par phrases coupées, s'interrompant à toutes les minutes, le nez dans des paperasses. Rougon remerciait Delestang d'être venu l'aider. Ce «bon ami» était le seul avec lequel il pût à l'aise laver le linge sale de ses cinq années de présidence. Il l'avait connu à l'Assemblée législative, où ils siégeaient tous les deux sur le même banc, côte à côte. C'était là qu'il avait éprouvé un véritable penchant pour ce bel homme, en le trouvant adorablement sot, creux et superbe. Il disait d'ordinaire, d'un air convaincu, «que ce diable de Delestang irait loin». Et il le poussait, se l'attachait par la reconnaissance, l'utilisait comme un meuble dans lequel il enfermait tout ce qu'il ne pouvait garder sur lui.
«Est-on bête, garde-t-on des papiers! murmura Rougon, en ouvrant un nouveau tiroir qui débordait.
—Voilà une lettre de femme», dit Delestang, avec un clignement d'yeux.
Rougon eut un bon rire. Toute sa vaste poitrine était secouée. Il prit la lettre, en protestant. Dès qu'il eut parcouru les premières lignes, il cria:
«C'est le petit d'Escorailles qui a égaré ça ici!... De jolis chiffons encore, ces billets-là! On va loin, avec trois lignes de femme.» Et, pendant qu'il brûlait la lettre, il ajouta:
«Vous savez, Delestang, méfiez-vous des femmes!» Delestang baissa le nez. Toujours il se trouvait embarqué dans quelque passion scabreuse. En 1851, il avait même failli compromettre son avenir politique; il adorait alors la femme d'un député socialiste, et le plus souvent, pour plaire au mari, il votait avec l'opposition, contre l'Élysée. Aussi, au 2 Décembre, reçut-il un véritable coup de massue. Il s'enferma pendant deux jours, perdu, fini, anéanti, tremblant qu'on ne vînt l'arrêter d'une minute à l'autre. Rougon avait dû le tirer de ce mauvais pas, en le décidant à ne point se présenter aux élections, et en le menant à l'Élysée, où il pêcha pour lui une place de conseiller d'État. Delestang, fils d'un marchand de vin de Bercy, ancien avoué, propriétaire d'une ferme modèle près de Sainte-Menehould, était riche à plusieurs millions et habitait rue du Colisée un hôtel fort élégant.
«Oui, méfiez-vous des femmes, répétait Rougon, qui faisait une pause à chaque mot, pour jeter des coups d'œil dans les dossiers. Quand les femmes ne vous mettent pas une couronne sur la tête, elles vous passent une corde au cou.... A notre âge, voyez-vous, il faut soigner son cœur autant que son estomac.» A ce moment, un grand bruit s'éleva dans l'anti-chambre. On entendait la voix de Merle qui défendait la porte. Et, brusquement, un petit homme entra, en disant:
«Il faut que je lui serre la main, que diable! à ce cher ami.
—Tiens! Du Poizat!» s'écria Rougon sans se lever.
Et, comme Merle faisait de grands gestes pour s'excuser, il lui ordonna de fermer la porte. Puis, tranquillement:
«Je vous croyais à Bressuire, vous.... On lâche donc sa sous-préfecture comme une vieille maîtresse.» Du Poizat, mince, là mine chafouine, avec des dents très blanches, mal rangées, haussa légèrement les épaules.
«Je suis à Paris de ce matin, pour des affaires, et je ne comptais aller que ce soir vous serrer la main, rue Marbeuf. Je vous aurais demandé à dîner.... Mais quand j'ai lu le Moniteur...» Il traîna un fauteuil devant le bureau, s'installa carrément en face de Rougon.
«Ah! çà! que se passe-t-il, voyons! Moi, j'arrive du fond des Deux-Sèvres.... J'ai bien eu vent de quelque chose, là-bas. Mais j'étais loin de me douter.... Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit?» Rougon, à son tour, haussa les épaules. Il était clair que Du Poizat avait appris là-bas sa disgrâce, et qu'il accourait, pour voir s'il n'y aurait pas moyen de se raccrocher aux branches. Il le regarda jusqu'à l'âme, en disant:
«Je vous aurais écrit ce soir.... Donnez votre démission, mon brave.
—C'est tout ce que je voulais savoir, on donnera sa démission», répondit simplement Du Poizat.
Et il se leva, sifflotant. Comme il se promenait à petits pas, il aperçut Delestang, à genoux sur le tapis, au milieu d'une débâcle de cartons. Il alla en silence lui donner une poignée de main. Puis il tira de sa poche un cigare qu'il alluma à la bougie.
«On peut fumer, puisqu'on déménage, dit-il en s'installant de nouveau dans le fauteuil. C'est gai, de déménager!» Rougon s'absorbait dans une liasse de papiers, qu'il lisait avec une attention profonde. Il les triait soigneusement, brûlant les uns, conservant les autres. Du Poizat, la tête renversée, soufflant du coin des lèvres de légers filets de fumée, le regardait faire. Ils s'étaient connus quelques mois avant la révolution de Février. Ils logeaient alors tous les deux chez Mme Mélanie Correur, hôtel Vaneau, rue Vaneau. Du Poizat se trouvait là en compatriote; il était né, ainsi que Mme Correur, à Coulonges, une petite ville de l'arrondissement de Niort. Son père, un huissier, l'avait envoyé faire son droit à Paris, où il lui servait une pension de cent francs par mois, bien qu'il eût gagné des sommes fort rondes en prêtant à la petite semaine; la fortune du bonhomme restait même si inexplicable dans le pays, qu'on l'accusait d'avoir trouvé un trésor, au fond d'une vieille armoire, dont il avait opéré la saisie. Dès les premiers temps de la propagande bonapartiste, Rougon utilisa ce garçon maigre qui mangeait rageusement ses cent francs par mois, avec des sourires inquiétants; et ils trempèrent ensemble dans les besognes les plus délicates. Plus tard lorsque Rougon voulut entrer à l'Assemblée législative, ce fut Du Poizat qui alla emporter son élection de haute lutte dans les Deux-Sèvres.
Puis, après le coup d'État, Rougon à son tour travailla pour Du Poizat, en le faisant