Histoires grotesques et sérieuses. Эдгар Аллан ПоЧитать онлайн книгу.
semaine qu'on jugea nécessaire d'offrir une récompense; et même cette récompense fut limitée alors à la somme de mille francs. Toutefois l'investigation continuait avec vigueur, sinon avec discernement, et de nombreux individus furent interrogés, mais sans résultat; cependant l'absence totale de fil conducteur dans ce mystère ne faisait qu'accroître l'excitation populaire. A la fin du dixième jour, on pensa qu'il était opportun de doubler la somme primitivement proposée; et peu à peu, la seconde semaine s'étant écoulée sans amener aucune découverte, et les préventions que Paris a toujours nourries contre la police s'étant exhalées en plusieurs émeutes sérieuses, le préfet prit sur lui d'offrir la somme de vingt mille francs «pour la dénonciation de l'assassin,» ou, si plusieurs personnes se trouvaient impliquées dans l'affaire, «pour la dénonciation de chacun des assassins[6].» Dans la proclamation qui annonçait cette récompense, une pleine amnistie était promise à tout complice qui déposerait spontanément contre son complice; et à la déclaration officielle, partout où elle était affichée, s'ajoutait un placard privé, émanant d'un comité de citoyens, qui offrait dix mille francs, en plus de la somme proposée par la préfecture. La récompense entière ne montait pas à moins de trente mille francs; ce qui peut être regardé comme une somme extraordinaire, si l'on considère l'humble condition de la petite et la fréquence, dans les grandes villes, des atrocités telles que celle en question.
Personne ne doutait maintenant que le mystère de cet assassinat ne fût immédiatement élucidé. Mais, quoique, dans un ou deux cas, des arrestations eussent eu lieu qui semblaient promettre un éclaircissement, on ne put rien découvrir qui incriminât les personnes suspectées, et elles furent aussitôt relâchées. Si bizarre que cela puisse paraître, trois semaines s'étaient déjà écoulées depuis la découverte du cadavre, trois semaines écoulées sans jeter aucune lumière sur la question, et cependant la plus faible rumeur des événements qui agitaient si violemment l'esprit public n'était pas encore arrivée à nos oreilles. Dupin et moi, voués à des recherches qui avaient absorbé toute notre attention, depuis près d'un mois, nous n'avions, ni l'un ni l'autre, mis le pied dehors; nous n'avions reçu aucune visite, et à peine avions-nous jeté un coup d'œil sur les principaux articles politiques d'un des journaux quotidiens. La première nouvelle du meurtre nous fut apportée par G......, en personne[7]. Il vint nous voir le 15 juillet 18.., au commencement de l'après-midi, et resta avec nous assez tard après la nuit tombée. Il était vivement blessé de l'insuccès de ses efforts pour dépister les assassins. Sa réputation, disait-il, avec un air essentiellement parisien, était en jeu; son honneur même, engagé dans la partie. L'œil du public, d'ailleurs, était fixé sur lui, et il n'était pas de sacrifice qu'il ne fût vraiment disposé à faire pour l'éclaircissement de ce mystère. Il termina son discours, passablement drôle, par un compliment relatif a ce qu'il lui plut d'appeler le tact de Dupin, et fit à celui-ci une proposition directe, certainement fort généreuse, dont je n'ai pas le droit de révéler ici la valeur précise, mais qui n'a pas de rapports avec l'objet propre de mon récit.
Mon ami repoussa le compliment du mieux qu'il put, mais il accepta tout de suite la proposition, bien que les avantages en fussent absolument conditionnels. Ce point étant établi, le préfet se répandit tout d'abord en explications de ses propres idées, les entremêlant de longs commentaires sur les dépositions, desquelles nous n'étions pas encore en possession. Il discourait longuement, et même, sans aucun doute, doctement, lorsque je hasardai à l'aventure une observation sur la nuit qui s'avançait et amenait le sommeil. Dupin, fermement assis dans son fauteuil accoutumé, était l'incarnation de l'attention respectueuse. Il avait gardé ses lunettes durant toute l'entrevue; et, en jetant de temps à autre un coup d'œil sous leurs vitres vertes, je m'étais convaincu que, pour silencieux qu'il eût été, son sommeil n'en avait pas été moins profond pendant les sept ou huit dernières lourdes heures qui précédèrent le départ du préfet.
Dans la matinée suivante, je me procurai, à la Préfecture, un rapport complet de toutes les dépositions obtenues jusqu'alors, et, à différents bureaux de journaux, un exemplaire de chacun des numéros dans lesquels, depuis l'origine jusqu'au dernier moment, avait paru un document quelconque, intéressant, relatif à cette triste affaire. Débarrassée de ce qui était positivement marqué de fausseté, cette masse de renseignements se réduisait à ceci:
Marie Roget avait quitté la maison de sa mère, rue Pavée Saint-André, le dimanche 22 juin 18.., à neuf heures du matin environ. En sortant, elle avait fait part à M. Jacques Saint-Eustache[8], et à lui seul, de son intention de passer la journée chez une tante, à elle, qui demeurait rue des Drômes. La rue des Drômes est un passage court et étroit, mais très-populeux, qui n'est pas loin des bords de la rivière, et qui est situé à une distance de deux milles, dans la ligne supposée directe, de la pension bourgeoise de madame Roget. Saint-Eustache était le prétendant avoué de Marie, et logeait dans ladite pension, où il prenait également ses repas. Il devait aller chercher sa fiancée à la brune et la ramener à la maison. Mais, dans l'après-midi, il survint une grosse pluie; et, supposant qu'elle resterait toute la nuit chez sa tante (comme elle avait fait dans des circonstances semblables), il ne jugea pas nécessaire de tenir sa promesse. Comme la nuit s'avançait, on entendit madame Roget (qui était vieille et infirme) exprimer la crainte «de ne plus jamais revoir Marie»; mais dans le moment on attacha peu d'attention à ce propos.
Le lundi, il fut vérifié que la jeune fille n'était pas allée à la rue des Drômes; et, quand le jour se fut écoulé sans apporter de ses nouvelles, une recherche tardive fut organisée sur différents points de la ville et des environs. Ce ne fut cependant que le quatrième jour depuis l'époque de sa disparition qu'on apprit enfin quelque chose d'important la concernant. Ce jour-là (mercredi 25 juin), un M. Beauvais[9], qui, avec un ami, cherchait les traces de Marie près de la barrière du Roule, sur la rive de la Seine opposée à la rue Pavée-Saint-André, fut informé qu'un corps venait d'être ramené au rivage par quelques pêcheurs, qui l'avaient trouvé flottant sur le fleuve. En voyant le corps, Beauvais, après quelque hésitation, certifia que c'était celui de la jeune parfumeuse. Son ami le reconnut plus promptement.
Le visage était arrosé de sang noir, qui jaillissait en partie de la bouche. Il n'y avait pas d'écume, comme on en voit dans le cas des personnes simplement noyées. Pas de décoloration dans le tissu cellulaire. Autour de la gorge se montraient des meurtrissures et des impressions de doigts. Les bras étaient replies sur la poitrine et roidis. La main droite crispée, la gauche à moitié ouverte. Le poignet gauche était marqué de deux excoriations circulaires, provenant apparemment de cordes ou d'une corde ayant fait plus d'un tour. Une partie du poignet droit était aussi très-éraillée, ainsi que le dos dans toute son étendue, mais particulièrement aux omoplates. Pour amener le corps sur le rivage, les pêcheurs l'avaient attaché à une corde; mais ce n'était pas là ce qui avait produit les excoriations en question. La chair du cou était très-enflée. Il n'y avait pas de coupures apparentes ni de meurtrissures semblant le résultat de coups. On découvrit un morceau de lacet si étroitement serré autour du cou qu'on ne pouvait d'abord l'apercevoir; il était complètement enfoui dans la chair, et assujetti par un nœud caché juste sous l'oreille gauche. Cela seul aurait suffi pour produire la mort. Le rapport des médecins garantissait fermement le caractère vertueux de la défunte. Elle avait été vaincue, disaient-ils, par la force brutale. Le cadavre de Marie, quand il fut trouvé, était dans une condition telle, qu'il ne pouvait y avoir, de la part de ses amis, aucune difficulté à le reconnaître.
La toilette était déchirée et d'ailleurs en grand désordre. Dans le vêtement extérieur, une bande, large d'environ un pied, avait été déchirée de bas en haut, depuis l'ourlet jusqu'à la taille, mais non pas arrachée. Elle était roulée trois fois autour de la taille et assujettie dans le dos par une sorte de nœud très-solidement fait. Le vêtement, immédiatement au-dessous de la robe, était de mousseline fine; et on en avait arraché une bande large de dix-huit pouces, arraché complètement, mais très-régulièrement et avec une grande netteté. On retrouva cette bande autour du cou, adaptée d'une manière lâche et assujettie avec un nœud serré. Par-dessus cette bande de mousseline et le morceau de lacet, étaient attachées les brides d'un chapeau, avec le chapeau pendant. Le nœud qui liait les brides n'était pas un nœud comme le font les femmes, mais un nœud coulant,