Souvenirs d'égotisme autobiographie et lettres inédites publiées par Casimir Stryienski. StendhalЧитать онлайн книгу.
force de travail et à la fin de sa carrière[12].»
Beyle aussi essaye une comparaison entre la cantatrice et Talma; ce morceau résume admirablement toutes les impressions du dilettante qu’on trouve éparses dans la Vie de Rossini[13] et dans les Mélanges d’art et de littérature, œuvre posthume publiée en 1867 par R. Colomb.
«Ma grande affaire, comme celle de tous mes amis en 1821, était l’Opera Buffa. Madame Pasta y jouait Tancrède, Othello, Roméo et Juliette, d’une façon qui non seulement n’a jamais été égalée, mais qui n’avait certainement jamais été prévue par les compositeurs de ces opéras.
«Talma, que la postérité élèvera peut-être si haut, avait l’âme tragique, mais il était si bête qu’il tombait dans les affectations les plus ridicules... Le succès de Talma commença par la hardiesse, il eut le courage d’innover, le seul des courages qui soit étonnant en France...
«Il n’y avait de parfait dans Talma que sa tête et son regard vague.
«Je trouvai le tragique qui me convenait dans Kean[14] et je l’adorai. Il remplit mes yeux et mon cœur. Je vois encore là devant moi Richard III et Othello.
«Mais le tragique dans une femme, où pour moi il est le plus touchant, je ne l’ai trouvé que chez madame Pasta, et là, il était pur, parfait, sans mélange. Chez elle, elle était silencieuse et impassible. En rentrant, elle passait deux heures sur son canapé à pleurer et à avoir des accès de nerfs.
«Toutefois, ce talent tragique, était mêlé avec le talent de chanter. L’oreille achevait l’émotion commencée par les yeux[15].»
Une dizaine d’années plus tard, George Sand, voyageant en compagnie d’Alfred de Musset, entendit la Pasta à Venise—et ses impressions notées dans l’Histoire de ma vie, montrent que Beyle n’exagère rien. Stendhal ne nous donne pas de portrait physique de la Pasta. George Sand, moins psychologue, la décrit avec quelque détail, aussi le passage suivant sera-t-il bien à sa place ici:
«La Pasta était encore belle et jeune sur la scène. Petite, grasse et trop courte de jambes, comme le sont beaucoup d’Italiennes, dont le buste magnifique semble avoir été fait aux dépens du reste, elle trouvait le moyen de paraître grande et d’une allure dégagée, tant il y avait de noblesse dans ses attitudes et de science dans sa pantomime. Je fus bien désappointée de la rencontrer le lendemain, debout sur sa gondole, et habillée avec la trop stricte économie, qui était devenue sa préoccupation constante. Cette belle tête de camée que j’avais vue de près aux funérailles de Louis XVIII, si fine et si veloutée, n’était plus que l’ombre d’elle-même. Sous son vieux chapeau et son vieux manteau, on eût pris la Pasta pour une ouvreuse de loges. Pourtant elle fit un mouvement pour indiquer à son gondolier l’endroit où elle voulait aborder, et dans ce geste, la grande reine, sinon la divinité, reparut[16].»
L’amour de Beyle pour l’Italie et pour la musique—et aussi l’espoir de rencontrer des Milanais qui lui parleraient de Métilde—le conduisirent tout naturellement chez la Pasta. De plus, Stendhal était là dans l’atmosphère qui lui convenait pour écrire la Vie de Rossini, qui parut en 1824.
Beyle habitait alors l’hôtel des Lillois, rue de Richelieu, nº 63—dans cette même maison demeurait la célèbre cantatrice. Le soir, en sortant de quelque réunion mondaine ou du théâtre, vers minuit, il entrait chez la Pasta, où se donnait rendez-vous une nombreuse société—J.-J. Ampère, Fauriel, entre autres, et tous les Italiens plus ou moins exilés de passage à Paris.
Beyle, silencieux, rêveur, dans ce salon, songeait moins à la femme qu’à l’artiste—non qu’il le voulût peut-être, mais il avait vu et compris que tel devait être son rôle. Il s’explique très sincèrement sur sa prétendue liaison avec la Giuditta.
Comme le comte de Tracy, la Pasta fut une de ces personnes auxquelles Stendhal eut le malheur de vouloir trop plaire. Il en prit son parti et se consola de ce que «la chose se fût bornée à la plus stricte et plus dévouée amitié,» de part et d’autre.
Mais Beyle n’en resta pas moins, aux yeux de la société de la rue d’Anjou, l’amant de la cantatrice.
L’opinion qu’on avait de Stendhal était toujours extrême—il a eu de vrais amis et de vrais ennemis; les amis étaient ceux qui le connaissaient—les ennemis ceux qui le connaissaient mal. Sainte-Beuve, qui ne peut être accusé de tendresse pour Beyle, nous donne là-dessus un précieux témoignage. «Que cet homme, qui passait pour méchant auprès de ceux qui le connaissaient peu, était aimé de ses amis! Que je sais de lui des traits délicats et d’une âme toute libérale![17]» Et les mêmes amis, les mêmes ennemis existent, encore aujourd’hui, qu’on peut diviser en catégories analogues.
Beyle raconte, dans la Vie de Henri Brulard, que chez certaines personnes, il ne pouvait plus dire qu’il avait vu passer un cabriolet jaune dans la rue sans avoir le malheur d’offenser mortellement les hypocrites et même les niais. Il eut à subir de réels affronts: madame de Lamartine, à Florence, évita de le recevoir[18]. Cette réputation, exagérée à plaisir, lui valut le surnom de Méphistophélès, que lui donnèrent quelques-uns de ses amis. «Au fond, dit-il, je surprenais ou scandalisais toutes mes connaissances; j’étais un monstre ou un dieu.»
Et ces jugements sur l’homme ressemblaient fort aux jugements qu’on portait sur le littérateur.
Ainsi, pour bien des gens, Beyle n’était qu’un ignorant. Il n’avait pas, il est vrai, une science très sûre, mais au moins il avait beaucoup d’esprit et incontestablement beaucoup d’idées personnelles, quoique discutables parfois. Il n’apprenait jamais aux autres que ce qu’il avait senti ou éprouvé lui-même—est-ce là pourtant un mérite médiocre? Au sujet de cette réputation d’ignorance il raconte une jolie anecdote: «Un des étonnements du comte Daru était que je pusse écrire une page qui fît plaisir à quelqu’un. Un jour, il acheta de Delaunay, qui me l’a dit, un petit ouvrage de moi qui, à cause de l’épuisement de l’édition, se vendait quarante francs. Son étonnement fut à mourir de rire, dit le libraire.
—«Comment! quarante francs!
—«Oui, M. le comte, et par grâce; et vous ferez plaisir au marchand en ne le prenant pas à ce prix.
—«Est-il possible! disait l’Académicien en levant les yeux au ciel: Cet enfant, ignorant comme une carpe!
«Il était parfaitement de bonne foi. Les gens des antipodes, regardant la lune lorsqu’elle n’a qu’un petit croissant pour nous, se disent: Quelle admirable clarté! la lune est presque pleine! M. le comte Daru, membre de l’Académie française, associé de l’Académie des sciences, etc., etc., et moi nous regardions le cœur de l’homme, la nature, etc., de côtés opposés.»
Et par ce petit récit, ne pouvons-nous pas, en même temps, nous faire une idée de la conversation de Beyle? N’est-ce pas là un charmant spécimen de sa façon ingénieuse d’expliquer les choses, ce qui pour lui est presque toujours s’expliquer soi-même.
C’est dans cet égoïsme psychologique qu’il excelle, et nous ne lui en ferons pas un reproche.
Un de ses amis nous dit, dans une notice peu connue: «Jamais il ne sut ce que c’était que l’esprit préparé. Il inventait en causant tout ce qu’il disait... il trouvait à chaque instant de ces traits imprévus qui ne peuvent être le résultat de l’étude[19].»
L’anecdote sur le comte Daru ne répond-elle pas à ce joli signalement que nous donne Arnould Frémy?
Beyle n’avait pas porte ouverte seulement chez M. de Tracy—Mme Cabanis ou la Pasta, il était encore reçu chez M. Cuvier, chez Mme Ancelot, chez le baron Gérard, chez Mme de Castellane, où il rencontre Thiers qu’il trouve trop effronté, bavard, Mignet, sans esprit, Béranger qu’il admire pour son caractère, Aubernon et Beugnot. Mais il sera plus intéressant de parler des