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Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel ProustЧитать онлайн книгу.

Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel - Marcel Proust


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à mes maux ne m’inspirait aucune défiance, aucune peur, mais j’étais enveloppé, baigné, noyé d’une douceur croissante dont l’intensité délicieuse finit par me réveiller. J’ouvris les yeux. Splendide et blême, mon rêve s’étendait autour de moi. Le mur auquel je m’étais adossé pour dormir était en pleine lumière, et l’ombre de son lierre s’y allongeait aussi vive qu’à quatre heures de l’après-midi. Le feuillage d’un peuplier de Hollande retourné par un souffle insensible étincelait. On voyait des vagues et des voiles blanches sur la mer, le ciel était clair, la lune s’était levée. Par moments, de légers nuages passaient sur elle, mais ils se coloraient alors de nuances bleues dont la pâleur était profonde comme la gelée d’une méduse ou le coeur d’une opale. La clarté pourtant qui brillait partout, mes yeux ne la pouvaient saisir nulle part.

      Sur l’herbe même, qui resplendissait jusqu’au mirage, persistait l’obscurité. Les bois, un fossé, étaient absolument noirs. Tout d’un coup, un bruit léger s’éveilla longuement comme une inquiétude, rapidement grandit, sembla rouler sur le bois. C’était le frisson des feuilles froissées par la brise. Une à une je les entendais déferler comme des vagues sur le vaste silence de la nuit tout entière. Puis ce bruit même décrut et s’éteignit.

      Dans l’étroite prairie allongée devant moi entre les deux épaisses avenues de chênes, semblait couler un fleuve de clarté, contenu par ces deux quais d’ombre. La lumière de la lune, en évoquant la maison du garde, les feuillages, une voile, de la nuit où ils étaient anéantis, ne les avait pas réveillés, Dans ce silence de sommeil, elle n’éclairait que le vague fantôme de leur forme, sans qu’on pût distinguer les contours qui me les rendaient pendant le jour si réels, qui m’opprimaient de la certitude de leur présence, et de la perpétuité de leur voisinage banal. La maison sans porte, le feuillage sans tronc, presque sans feuilles, la voile sans barque, semblaient, au lieu d’une réalité cruellement indéniable et monotonement habituelle, le rêve étrange, inconsistant et lumineux des aurores endormis qui plongeaient dans l’obscurité. Jamais, en effet, les bois n’avaient dormi si profondément, on sentait que la lune en avait profité pour mener sans bruit dans le ciel et dans la mer cette grande fête pâle et douce. Ma tristesse avait disparu.

      J’entendais mon père me gronder, Pia se moquer de moi, mes ennemis tramer des complots et rien de tout cela ne me paraissait réel. La seule réalité était dans cette irréelle lumière, et je l’invoquais en souriant. Je ne comprenais pas quelle mystérieuse ressemblance unissait mes peines aux solennels mystères qui se célébraient dans les bois, au ciel et sur la mer, mais je sentais que leur explication, leur consolation, leur pardon était proféré, et qu’il était sans importance que mon intelligence ne fût pas dans le secret, puisque mon coeur l’entendait si bien. J’appelai par son nom ma sainte mère la nuit, ma tristesse avait reconnu dans la lune sa soeur immortelle, la lune brillait sur les douleurs transfigurées de la nuit et dans mon coeur, où s’étaient dissipés les nuages, s’était levée la mélancolie.

      II

      Alors j’entendis des pas. Assunta venait vers moi, sa tête blanche levée sur un vaste manteau sombre. Elle me dit un peu bas: «J’avais peur que vous n’ayez froid, mon frère était couché, je suis revenue.» Je m’approchai d’elle; je frissonnais, elle me prit sous son manteau et pour en retenir le pan, passa sa main autour de mon cou.

      Nous fîmes quelques pas sous les arbres, dans l’obscurité profonde. Quelque chose brilla devant nous, je n’eus pas le temps de reculer et fis un écart, croyant que nous butions contre un tronc, mais l’obstacle se déroba sous nos pieds, nous avions marché dans de la lune. Je rapprochai sa tête de la mienne. Elle sourit, je me mis à pleurer, je vis qu’elle pleurait aussi. Alors nous comprîmes que la lune pleurait et que sa tristesse était à l’unisson de la nôtre. Les accents poignants et doux de sa lumière nous allaient au coeur. Comme nous, elle pleurait, et comme nous faisons presque toujours, elle pleurait sans savoir pourquoi, mais en le sentant si profondément qu’elle entraînait dans son doux désespoir irrésistible les bois, les champs, le ciel, qui de nouveau se mirait dans la mer, et mon coeur qui voyait enfin clair dans son coeur.

      X – Source des larmes qui sont dans les amours passées

      Le retour des romanciers ou de leurs héros sur leurs amours défuntes, si touchant pour le lecteur, est malheureusement bien artificiel. Ce contraste entre l’immensité de notre amour passé et l’absolu de notre indifférence présente, dont mille détails matériels, – un nom rappelé dans la conversation, une lettre retrouvée dans un tiroir, la rencontre même de la personne, ou, plus encore, sa possession après coup pour ainsi dire, nous font prendre conscience, ce contraste, si affligeant, si plein de larmes contenues, dans une oeuvre d’art, nous le constatons froidement dans la vie, précisément parce que notre état présent est l’indifférence et l’oubli, que notre aimée et notre amour ne nous plaisent plus qu’esthétiquement tout au plus, et qu’avec l’amour, le trouble, la faculté de souffrir ont disparu. La mélancolie poignante de ce contraste n’est donc qu’une vérité morale. Elle deviendrait aussi une réalité psychologique si un écrivain la plaçait au commencement de la passion qu’il décrit et non après sa fin.

      Souvent, en effet, quand nous commençons d’aimer, avertis par notre expérience et notre sagacité, – malgré la protestation de notre coeur qui a le sentiment ou plutôt l’illusion de l’éternité de son amour, – nous savons qu’un jour celle de la pensée de qui nous vivons nous sera aussi indifférente que nous le sont maintenant toutes les autres qu’elle… Nous entendrons son nom sans une volupté douloureuse, nous verrons son écriture sans trembler, nous ne changerons pas notre chemin pour l’apercevoir dans la rue, nous la rencontrerons sans trouble, nous la posséderons sans délire. Alors cette prescience certaine, malgré le pressentiment absurde et si fort que nous l’aimerons toujours, nous fera pleurer; et l’amour, l’amour qui sera encore levé sur nous comme un divin matin infiniment mystérieux et triste mettra devant notre douleur un peu de ses grands horizons étranges, si profonds, un peu de sa désolation enchanteresse…

      XI – Amitié

      Il est doux quand on a du chagrin de se coucher dans la chaleur de son lit, et là tout effort et toute résistance supprimés, la tête même sous les couvertures, de s’abandonner tout entier, en gémissant, comme les branches au vent d’automne. Mais il est un lit meilleur encore, plein d’odeurs divines. C’est notre douce, notre profonde, notre impénétrable amitié. Quand il est triste et glacé, j’y couche frileusement mon coeur. Ensevelissant même ma pensée dans notre chaude tendresse, ne percevant plus rien du dehors et ne voulant plus me défendre, désarmé, mais par le miracle de notre tendresse aussitôt fortifié, invincible, je pleure de ma peine, et de ma joie d’avoir une confiance où l’enfermer.

      XII – Éphémère efficacité du chagrin

      Soyons reconnaissants aux personnes qui nous donnent du bonheur, elles sont les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries. Mais soyons plus reconnaissants aux femmes méchantes ou seulement indifférentes, aux amis cruels qui nous ont causé du chagrin. Ils ont dévasté notre coeur, aujourd’hui jonché de débris méconnaissables, ils ont déraciné les troncs et mutilé les plus délicates branches, comme un vent désolé, mais qui sema quelques bons grains pour une moisson incertaine.

      En brisant tous les petits bonheurs qui nous cachaient notre grande misère, en faisant de notre coeur un nu préau mélancolique, ils nous ont permis de le contempler enfin et de le juger. Les pièces tristes nous font un bien semblable; aussi faut-il les tenir pour bien supérieures aux gaies, qui trompent notre faim au lieu de l’assouvir: le pain qui doit nous nourrir est amer. Dans la vie heureuse, les destinées de nos semblables ne nous apparaissent pas dans leur réalité, que l’intérêt les masque ou que le désir les transfigure. Mais dans le détachement que donne la souffrance, dans la vie, et le sentiment de la beauté douloureuse, au théâtre, les destinées des autres hommes et la nôtre même font entendre enfin à notre âme attentive l’éternelle parole inentendue de devoir et de vérité. L’oeuvre triste d’un artiste véritable nous parle avec cet accent


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