Les Oeuvres Complètes de Proust, Marcel. Marcel ProustЧитать онлайн книгу.
lui revint. Et il se dit: «Est-ce mon amour qui pesait sur moi? Qu’est-ce que ce serait si ce n’était mon amour? Mon caractère, petit-être? Moi? ou encore la vie?» Puis il pensa: «Non, quand je mourrai, je ne serai pas délivré de mon amour, mais de mes désirs charnels, de mon envie charnelle, de ma jalousie.» Alors il dit: «Mon Dieu, faites venir cette heure, faites-la venir vite, mon Dieu, que je connaisse le parfait amour.»
Le dimanche soir, la péritonite s’était déclarée; le lundi matin vers dix heures, il fut pris de fièvre, voulait Françoise, l’appelait, les yeux ardents: «Je veux que tes yeux brillent aussi, je veux te faire plaisir comme je ne t’ai jamais fait… je veux te faire… je t’en ferai mal.» Puis soudain, il pâlissait de fureur. «Je vois bien pourquoi tu ne veux pas, je sais bien ce que tu t’es fait faire ce matin, et où et par qui, et je sais qu’il voulait me faire chercher, me mettre derrière la porte pour que je vous voie, sans pouvoir me jeter sur vous, puisque je n’ai plus mes jambes, sans pouvoir vous empêcher, parce que vous auriez eu encore plus de plaisir en me voyant là pendant; il sait si bien tout ce qu’il faut pour te faire plaisir, mais je le tuerai avant, avant je te tuerai, et encore avant je me tuerai. Vois! je me suis tué!» Et il retombait sans force sur l’oreiller.
Il se calma peu à peu et toujours cherchant avec qui elle pourrait se marier après sa mort, mais c’étaient toujours les images qu’il écartait, celle de François de Gouvres, celle de Buivres, celles qui le torturaient, qui revenaient toujours.
À midi, il avait reçu les sacrements. Le médecin avait dit qu’il ne passerait pas l’après-midi. Il perdait extrêmement vite ses forces, ne pouvait plus absorber de nourriture, n’entendait presque plus. Sa tête restait libre et sans rien dire, pour ne pas faire de peine à Françoise qu’il voyait accablée, il pensait à elle après qu’il ne serait plus rien, qu’il ne saurait plus rien d’elle, qu’elle ne pourrait plus l’aimer.
Les noms qu’il avait dits machinalement, le matin encore, de ceux qui la posséderait peut-être, se remirent à défiler dans sa tête pendant que ses yeux suivaient une mouche qui s’approchait de son doigt comme si elle voulait le toucher, puis s’envolait et revenait sans le toucher pourtant; et comment, ramenant son attention un moment endormie, revenait le nom de François de Gouvres, et il se dit peut être qu’en effet il la posséderait en même temps il pensait: «Peut-être la mouche va-t-elle toucher le drap? non, pas encore», alors se tirant brusquement de sa rêverie: «Comment? l’une des deux choses ne me paraît pas plus importante que l’autre! Gouvres possédera-t-il Françoise, la mouche touchera-t-elle le drap? oh! la possession de Françoise est un peu plus importante.» Mais l’exactitude avec laquelle il voyait la différence qui séparait les deux événements lui montra qu’ils le touchaient pas beaucoup plus l’un que l’autre. Et il se dit: «Comment, cela m’est si égal! comme c’est triste.» Puis il s’aperçut qu’il ne disait: «Comme c’est triste» que par habitude et qu’ayant changé tout à fait, il n’était plus triste d’avoir changé. Un vague sourire desserra ses lèvres. «Voilà, se dit-il, mon pur amour pour Françoise. Je ne suis plus jaloux, c’est que je suis Dieu près de la mort; mais qu’importe, puisque cela était nécessaire pour que j’éprouve enfin pour Françoise le véritable amour.» Mais alors, levant les yeux, il aperçut Françoise, au milieu des domestiques, du docteur, de deux vieilles parentes, qui tous priaient là près de lui. Et il s’aperçut que l’amour, pur de tout égoïsme, de toute sensualité, qu’il voulait si doux, si vaste et si divin en lui, chérissait les vieilles parentes, les domestiques, le médecin lui-même, autant que Françoise, et qu’ayant déjà pour elle l’amour de toutes les créatures à qui son âme semblable à la leur l’unissait maintenant, il n’avait plus d’autre amour pour elle. Il ne pouvait même pas en concevoir de la peine tant tout l’amour exclusif d’elle, l’idée même d’une préférence pour elle, était maintenant abolie.
En pleurs, au pied du lit, elle murmurait les plus beaux mots d’autrefois: «Mon pays, mon frère.» Mais lui n’ayant ni le vouloir, ni la force de la détromper, souriait et pensait que son «pays» n’était plus en elle, mais dans le ciel et sur toute la terre. Il répétait dans son coeur: «Mes frères», et s’il la regardait plus que les autres, c’était par pitié seulement, pour le torrent de larmes qu’il voyait s’écouler sous ses yeux, ses yeux qui se fermeraient bientôt et déjà ne pleuraient plus. Mais il ne l’aimait pas plus et pas autrement que le médecin, que les vieilles parentes, que les domestiques. Et c’était là la fin de sa jalousie.
À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU
Du Côté De Chez Swann
I – Combray
Chapitre 1
A Monsieur Gaston Calmette
Comme un témoignage de profonde
et affectueuse reconnaissance.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire: «Je m’endors.» Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison, mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était pas allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur! c’est déjà le matin! Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit; on vient d’éteindre le gaz; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout