Le Fantôme de l'opéra. Gaston LerouxЧитать онлайн книгу.
installé dans son wagon. Tout le long du voyage, il relut le billet de Christine, il en respira le parfum; il ressuscita la douce image de ses jeunes ans. Il passa toute cette abominable nuit de chemin de fer dans un rêve fiévreux qui avait pour commencement et fin Christine Daaé. Le jour commençait à poindre quand il débarqua à Lannion. Il courut à la diligence de Perros-Guirec. Il était le seul voyageur. Il interrogea le cocher. Il sut que la veille au soir une jeune femme qui avait l’air d’une Parisienne s’était fait conduire à Perros et était descendue à l’auberge du Soleil-Couchant. Ce ne pouvait être que Christine. Elle était venue seule. Raoul laissa échapper un profond soupir. Il allait pouvoir, en toute paix, parler à Christine, dans cette solitude. Il l’aimait à en étouffer. Ce grand garçon, qui avait fait le tour du monde, était pur comme une vierge qui n’a jamais quitté la maison de sa mère.
Au fur et à mesure qu’il se rapprochait d’elle, il se rappelait dévotement l’histoire de la petite chanteuse suédoise. Bien des détails en sont encore ignorés de la foule.
Il y avait une fois, dans un petit bourg, aux environs d’Upsal, un paysan qui vivait là, avec sa famille, cultivant la terre pendant la semaine et chantant au lutrin, le dimanche. Ce paysan avait une petite fille à laquelle, bien avant qu’elle sût lire, il apprit à déchiffrer l’alphabet musical. Le père Daaé était, sans qu’il s’en doutât peut-être, un grand musicien. Il jouait du violon et était considéré comme le meilleur ménétrier de toute la Scandinavie. Sa réputation s’étendait à la ronde et on s’adressait toujours à lui pour faire danser les couples dans les noces et les festins. La mère Daaé, impotente, mourut alors que Christine entrait dans sa sixième année. Aussitôt le père, qui n’aimait que sa fille et sa musique, vendit son lopin de terre et s’en fut chercher la gloire à Upsal. Il n’y trouva que la misère.
Alors, il retourna dans les campagnes, allant de foire en foire, raclant ses mélodies scandinaves, cependant que son enfant, qui ne le quittait jamais, l’écoutait avec extase ou l’accompagnait en chantant. Un jour, à la foire de Limby, le professeur Valérius les entendit tous deux et les emmena à Gothenburg. Il prétendait que le père était le premier violoneux du monde et que sa fille avait l’étoffe d’une grande artiste. On pourvut à l’éducation et à l’instruction de l’enfant. Partout elle émerveillait un chacun par sa beauté, sa grâce et sa soif de bien dire et bien faire. Ses progrès étaient rapides. Le professeur Valérius et sa femme durent, sur ces entrefaites, venir s’installer en France. Ils emmenèrent Daaé et Christine. La maman Valérius traitait Christine comme sa fille. Quant au bonhomme, il commençait à dépérir, pris du mal du pays. À Paris, il ne sortait jamais. Il vivait dans une espèce de rêve qu’il entretenait avec son violon. Des heures entières, il s’enfermait dans sa chambre avec sa fille, et on l’entendait violoner et chanter tout doux, tout doux. Parfois, la maman Valérius venait les écouter derrière la porte, poussait un gros soupir, essuyait une larme et s’en retournait sur la pointe des pieds. Elle aussi avait la nostalgie de son ciel scandinave.
Le père Daaé ne semblait reprendre des forces que l’été, quand toute la famille s’en allait villégiaturer à Perros-Guirec, dans un coin de Bretagne qui était alors à peu près inconnu des Parisiens. Il aimait beaucoup la mer de ce pays, lui trouvant, disait-il, la même couleur que là-bas et, souvent, sur la plage, il lui jouait ses airs les plus dolents, et il prétendait que la mer se taisait pour les écouter. Et puis, il avait si bien supplié la maman Valérius, que celle-ci avait consenti à une nouvelle lubie de l’ancien ménétrier.
À l’époque des «pardons», des fêtes de villages, des danses et des «dérobées», il partit comme autrefois, avec son violon, et il avait le droit d’emmener sa fille pendant huit jours. On ne se lassait point de les écouter. Ils versaient pour toute l’année de l’harmonie dans les moindres hameaux, et couchaient la nuit dans des granges, refusant le lit de l’auberge, se serrant sur la paille l’un contre l’autre, comme au temps où ils étaient si pauvres en Suède. Or, ils étaient habillés fort convenablement, refusaient les sous qu’on leur offrait, ne faisaient point de quête, et les gens, autour d’eux, ne comprenaient rien à la conduite de ce violoneux qui courait les chemins avec cette belle enfant qui chantait si bien qu’on croyait entendre un ange du paradis. On les suivait de village en village.
Un jour, un jeune garçon de la ville, qui était avec sa gouvernante, fit faire à celle-ci un long chemin, car il ne se décidait point à quitter la petite fille dont la voix si douce et si pure semblait l’avoir enchaîné. Ils arrivèrent ainsi au bord d’une crique que l’on appelle encore Trestraou. En ce temps-là, il n’y avait en ce lieu que le ciel et la mer et le rivage doré. Et, par-dessus tout, il y avait un grand vent qui emporta l’écharpe de Christine dans la mer. Christine poussa un cri et tendit les bras, mais le voile était déjà loin sur les flots. Christine entendit une voix qui lui disait:
«Ne vous dérangez pas, mademoiselle, je vais vous ramasser votre écharpe dans la mer.»
Et elle vit un petit garçon qui courait, qui courait, malgré les cris et les protestations indignées d’une brave dame, toute en noir. Le petit garçon entra dans la mer tout habillé et lui rapporta son écharpe. Le petit garçon et l’écharpe étaient dans un bel état! La dame en noir ne parvenait pas à se calmer, mais Christine riait de tout son cœur, et elle embrassa le petit garçon. C’était le vicomte Raoul de Chagny. Il habitait, dans le moment, avec sa tante, à Lannion. Pendant la saison, ils se revirent presque tous les jours et ils jouèrent ensemble. Sur la demande de la tante et par l’entremise du professeur Valérius, le bonhomme Daaé consentit à donner des leçons de violon au jeune vicomte. Ainsi, Raoul apprit-il à aimer les mêmes airs que ceux qui avaient enchanté l’enfance de Christine.
Ils avaient à peu près la même petite âme rêveuse et calme. Ils ne se plaisaient qu’aux histoires, aux vieux contes bretons, et leur principal jeu était d’aller les chercher au seuil des portes, comme des mendiants. «Madame ou mon bon monsieur, avez-vous une petite histoire à nous raconter, s’il vous plaît?» Il était rare qu’on ne leur «donnât» point. Quelle est la vieille grand-mère bretonne qui n’a point vu, au moins une fois dans sa vie, danser les korrigans, sur la bruyère, au clair de lune?
Mais leur grande fête était lorsqu’au crépuscule, dans la grande paix du soir, après que le soleil s’était couché dans la mer, le père Daaé venait s’asseoir à côté d’eux sur le bord de la route, et leur contait à voix basse, comme s’il craignait de faire peur aux fantômes qu’il évoquait, les belles, douces ou terribles légendes du pays du Nord. Tantôt, c’était beau comme les contes d’Andersen, tantôt c’était triste comme les chants du grand poète Runeberg. Quand il se taisait, les deux enfants disaient: «Encore!»
Il y avait une histoire qui commençait ainsi:
«Un roi s’était assis dans une petite nacelle, sur une de ces eaux tranquilles et profondes qui s’ouvrent comme un œil brillant au milieu des monts de la Norvège…»
Et une autre:
«La petite Lotte pensait à tout et ne pensait à rien. Oiseau d’été, elle planait dans les rayons d’or du soleil, portant sur ses boucles blondes sa couronne printanière. Son âme était aussi claire, aussi bleue que son regard. Elle câlinait sa mère, elle était fidèle à sa poupée, avait grand soin de sa robe, de ses souliers rouges et de son violon, mais elle aimait, par- dessus toutes choses, entendre en s’endormant l’Ange de la musique.»
Pendant que le bonhomme disait ces choses, Raoul regardait les yeux bleus et la chevelure dorée de Christine. Et Christine pensait que la petite Lotte était bienheureuse d’entendre en s’endormant l’Ange de la musique. Il n’était guère d’histoire du père Daaé où n’intervînt l’Ange de la musique, et les enfants lui demandaient des explications sur cet Ange, à n’en plus finir. Le père Daaé prétendait que tous les grands musiciens, tous les grands artistes reçoivent au moins une fois dans leur vie la visite de l’Ange de la musique. Cet Ange s’est penché quelquefois sur leur berceau, comme il est arrivé à la petite Lotte, et c’est ainsi qu’il y a de petits prodiges qui jouent du violon à six ans mieux que des hommes de cinquante, ce qui, vous l’avouerez, est tout à