Le Fantôme de l'opéra. Gaston LerouxЧитать онлайн книгу.
grands dangers. Du moment qu’un lieutenant de pompiers n’hésitait pas à s’évanouir, coryphées et rats pouvaient invoquer bien des excuses à la terreur qui les faisait se sauver de toutes leurs petites pattes quand elles passaient devant quelque trou obscur d’un corridor mal éclairé.
Si bien que, pour protéger dans la mesure du possible le monument voué à d’aussi horribles maléfices, la Sorelli elle-même, entourée de toutes les danseuses et suivie même de toute la marmaille des petites classes en maillot, avait, – au lendemain de l’histoire du lieutenant de pompiers, – sur la table qui se trouve dans le vestibule du concierge, du côté de la cour de l’administration, déposé un fer à cheval que quiconque pénétrant dans l’Opéra, à un autre titre que celui de spectateur, devait toucher avant de mettre le pied sur la première marche de l’escalier. Et cela sous peine de devenir la proie de la puissance occulte qui s’était emparée du bâtiment, des caves au grenier!
Ce fer à cheval comme toute cette histoire, du reste, – hélas! – je ne l’ai point inventé, et l’on peut encore aujourd’hui le voir sur la table du vestibule, devant la loge du concierge, quand on entre dans l’Opéra par la cour de l’administration.
Voilà qui donne assez rapidement un aperçu de l’état d’âme de ces demoiselles, le soir où nous pénétrons avec elles dans la loge de la Sorelli.
«C’est le fantôme!» s’était donc écriée la petite Jammes.
Et l’inquiétude des danseuses n’avait fait que grandir. Maintenant, un angoissant silence régnait dans la loge. On n’entendait plus que le bruit des respirations haletantes. Enfin, Jammes s’étant jetée avec les marques d’un sincère effroi jusque dans le coin le plus reculé de la muraille, murmura ce seul mot:
«Écoutez!»
Il semblait, en effet, à tout le monde qu’un frôlement se faisait entendre derrière la porte. Aucun bruit de pas. On eût dit d’une soie légère qui glissait sur le panneau. Puis, plus rien. La Sorelli tenta de se montrer moins pusillanime que ses compagnes. Elle s’avança vers la porte, et demanda d’une voix blanche:
«Qui est là?»
Mais personne ne lui répondit.
Alors, sentant sur elle tous les yeux qui épiaient ses moindres gestes, elle se força à être brave et dit très fort: «Il y a quelqu’un derrière la porte?
– Oh! oui! Oui! certainement, il y a quelqu’un derrière la porte!» répéta ce petit pruneau sec de Meg Giry, qui retint héroïquement la Sorelli par sa jupe de gaze… «Surtout, n’ouvrez pas! Mon Dieu, n’ouvrez pas!»
Mais la Sorelli, armée d’un stylet qui ne la quittait jamais, osa tourner la clef dans la serrure, et ouvrir la porte, pendant que les danseuses reculaient jusque dans le cabinet de toilette et que Meg Giry soupirait:
«Maman! maman!»
La Sorelli regardait dans le couloir courageusement. Il était désert; un papillon de feu, dans sa prison de verre, jetait une lueur rouge et louche au sein des ténèbres ambiantes, sans parvenir à les dissiper. Et la danseuse referma vivement la porte avec un gros soupir.
«Non, dit-elle, il n’y a personne!
– Et pourtant, nous l’avons bien vu! affirma encore Jammes en reprenant à petits pas craintifs sa place auprès de la Sorelli. Il doit être quelque part, par là, à rôder. Moi, je ne retourne point m’habiller. Nous devrions descendre toutes au foyer, ensemble, tout de suite, pour le “compliment”, et nous remonterions ensemble.»
Là-dessus, l’enfant toucha pieusement le petit doigt de corail qui était destiné à la conjurer du mauvais sort. Et la Sorelli dessina, à la dérobée, du bout de l’ongle rose de son pouce droit, une croix de Saint-André sur la bague en bois qui cerclait l’annulaire de sa main gauche.
«La Sorelli, a écrit un chroniqueur célèbre, est une danseuse grande, belle, au visage grave et voluptueux, à la taille aussi souple qu’une branche de saule; on dit communément d’elle que c’est “une belle créature”. Ses cheveux blonds et purs comme l’or couronnent un front mat au-dessous duquel s’enchâssent deux yeux d’émeraude. Sa tête se balance mollement comme une aigrette sur un cou long, élégant et fier. Quand elle danse, elle a un certain mouvement de hanches indescriptible, qui donne à tout son corps un frissonnement d’ineffable langueur. Quand elle lève les bras et se penche pour commencer une pirouette, accusant ainsi tout le dessin du corsage, et que l’inclination du corps fait saillir la hanche de cette délicieuse femme, il paraît que c’est un tableau à se brûler la cervelle.»
En fait de cervelle, il paraît avéré qu’elle n’en eut guère. On ne le lui reprochait point.
Elle dit encore aux petites danseuses:
«Mes enfants, il faut vous “remettre”!… Le fantôme? Personne ne l’a peut-être jamais vu!…
– Si! si! Nous l’avons vu!… nous l’avons vu tout à l’heure! reprirent les petites. Il avait la tête de mort et son habit, comme le soir où il est apparu à Joseph Buquet!
– Et Gabriel aussi l’a vu! fit Jammes… pas plus tard qu’hier! hier dans l’après-midi… en plein jour…
– Gabriel, le maître de chant?
– Mais oui… Comment! vous ne savez pas ça?
– Et il avait son habit, en plein jour?
– Qui ça? Gabriel?
– Mais non! Le fantôme?
– Bien sûr, qu’il avait son habit! affirma Jammes. C’est Gabriel lui-même qui me l’a dit… C’est même à ça qu’il l’a reconnu. Et voici comment ça s’est passé. Gabriel se trouvait dans le bureau du régisseur. Tout à coup, la porte s’est ouverte. C’était le Persan qui entrait. Vous savez si le Persan a le “mauvais œil”.
– Oh! oui!» répondirent en chœur les petites danseuses qui, aussitôt qu’elles eurent évoqué l’image du Persan, firent les cornes au Destin avec leur index et leur auriculaire allongés, cependant que le médium et l’annulaire étaient repliés sur la paume et retenus par le pouce.
«… Et si Gabriel est superstitieux! continua Jammes, cependant il est toujours poli et quand il voit le Persan, il se contente de mettre tranquillement sa main dans sa poche et de toucher ses clefs… Eh bien, aussitôt que la porte s’est ouverte devant le Persan, Gabriel ne fit qu’un bond du fauteuil où il était assis jusqu’à la serrure de l’armoire, pour toucher du fer! Dans ce mouvement, il déchira à un clou tout un pan de son paletot. En se pressant pour sortir, il alla donner du front contre une patère et se fit une bosse énorme; puis, en reculant brusquement, il s’écorcha le bras au paravent, près du piano; il voulut s’appuyer au piano, mais si malheureusement que le couvercle lui retomba sur les mains et lui écrasa les doigts; il bondit comme un fou hors du bureau et enfin prit si mal son temps en descendant l’escalier qu’il dégringola sur les reins toutes les marches du premier étage. Je passais justement à ce moment-là avec maman. Nous nous sommes précipitées pour le relever. Il était tout meurtri et avait du sang plein la figure, que ça nous en faisait peur. Mais tout de suite il s’est mis à nous sourire et à s’écrier: “Merci, mon Dieu! d’en être quitte pour si peu!” Alors, nous l’avons interrogé et il nous a raconté toute sa peur. Elle lui était venue de ce qu’il avait aperçu, derrière le Persan, le fantôme! le fantôme avec la tête de mort, comme l’a décrit Joseph Buquet.»
Un murmure effaré salua la fin de cette histoire au bout de laquelle Jammes arriva tout essoufflée, tant elle l’avait narrée vite, vite, comme si elle était poursuivie par le fantôme. Et puis, il y eut encore un silence qu’interrompit, à mi-voix, la petite Giry, pendant que, très émue, la Sorelli se polissait les ongles.
«Joseph Buquet ferait mieux de se taire, énonça le pruneau.
– Pourquoi donc qu’il se tairait? lui demanda-t-on.
– C’est l’avis de m’man…»,