Une vie. Guy de MaupassantЧитать онлайн книгу.
s’avançait sous de grands arbres impénétrables au soleil. Une espèce de fraîcheur moisie les saisit en entrant, cette humidité qui fait frissonner la peau et pénètre dans les poumons. L’herbe avait disparu, faute de jour et d’air libre ; mais une mousse cachait le sol.
Ils avançaient : «Tiens, là-bas, nous pourrons nous asseoir un peu», dit-elle. Deux vieux arbres étaient morts et, profitant du trou fait dans la verdure, une averse de lumière tombait là, chauffait la terre, avait réveillé des germes de gazon, de pissenlits et de lianes, fait éclore des petites fleurs blanches, fines comme un brouillard, et des digitales pareilles à des fusées. Des papillons, des abeilles, des frelons trapus, des cousins démesurés qui ressemblaient à des squelettes de mouches, mille insectes volants, des bêtes à bon Dieu roses et tachetées, des bêtes d’enfer aux reflets verdâtres, d’autres noires avec des cornes, peuplaient ce puits lumineux et chaud, creusé dans l’ombre glacée des lourds feuillages.
Ils s’assirent, la tête à l’abri et les pieds dans la chaleur. Ils regardaient toute cette vie grouillante et petite qu’un rayon fait apparaître ; et Jeanne attendrie répétait : «Comme on est bien ! que c’est bon la campagne ! Il y a des moments où je voudrais être mouche ou papillon pour me cacher dans les fleurs.»
Ils parlèrent d’eux, de leurs habitudes, de leurs goûts, sur ce ton plus bas, intime, dont on fait les confidences. Il se disait déjà dégoûté du monde, las de sa vie futile ; c’était toujours la même chose ; on n’y rencontrait rien de vrai, rien de sincère.
Le monde ! elle aurait bien voulu le connaître ; mais elle était convaincue d’avance qu’il ne valait pas la campagne.
Et plus leurs cœurs se rapprochaient, plus ils s’appelaient avec cérémonie «monsieur et mademoiselle», plus aussi leurs regards se souriaient, se mêlaient ; et il leur semblait qu’une bonté nouvelle entrait en eux, une affection plus épandue, un intérêt à mille choses dont ils ne s’étaient jamais souciés.
Ils revinrent ; mais le baron était parti à pied jusqu’à la Chambre-aux-Demoiselles, grotte suspendue dans une crête de falaise ; et ils l’attendirent à l’auberge.
Il ne reparut qu’à cinq heures du soir, après une longue promenade sur les côtes.
On remonta dans la barque. Elle s’en allait mollement, vent arrière, sans secousse aucune, sans avoir l’air d’avancer. La brise arrivait par souffles lents et tièdes qui tendaient la voile une seconde, puis la laissaient retomber, flasque, le long du mât. L’onde opaque semblait morte ; et le soleil épuisé d’ardeurs, suivant sa route arrondie, s’approchait d’elle tout doucement.
L’engourdissement de la mer faisait de nouveau taire tout le monde.
Jeanne dit enfin : «Comme j’aimerais voyager !»
Le vicomte reprit : «Oui, mais c’est triste de voyager seul, il faut être au moins deux pour se communiquer ses impressions.»
Elle réfléchit : «C’est vrai… j’aime à me promener seule cependant… ; comme on est bien quand on rêve toute seule…»
Il la regarda longuement : «On peut aussi rêver à deux.»
Elle baissa les yeux. Était-ce une allusion ? Peut-être. Elle considéra l’horizon comme pour découvrir encore plus loin ; puis, d’une voix lente : «Je voudrais aller en Italie… ; et en Grèce… ah ! oui, en Grèce… et en Corse ! ce doit être si sauvage et si beau !»
Il préférait la Suisse à cause des chalets et des lacs.
Elle disait : «Non, j’aimerais les pays tout neufs comme la Corse, ou les pays très vieux et pleins de souvenirs, comme la Grèce. Ce doit être si doux de retrouver les traces de ces peuples dont nous savons l’histoire depuis notre enfance, de voir les lieux où se sont accomplies les grandes choses.»
Le vicomte, moins exalté, déclara : «Moi, l’Angleterre m’attire beaucoup ; c’est une région fort instructive.»
Alors, ils parcoururent l’univers, discutant les agréments de chaque pays, depuis les pôles jusqu’à l’équateur, s’extasiant sur des paysages imaginaires et les mœurs invraisemblables de certains peuples comme les Chinois et les Lapons ; mais ils en arrivèrent à conclure que le plus beau pays du monde, c’était la France avec son climat tempéré, frais l’été et doux l’hiver, ses riches campagnes, ses vertes forêts, ses grands fleuves calmes et ce culte des beaux-arts qui n’avait existé nulle part ailleurs, depuis les grands siècles d’Athènes.
Puis ils se turent.
Le soleil, plus bas, semblait saigner ; et une large traînée lumineuse, une route éblouissante courait sur l’eau depuis la limite de l’océan jusqu’au sillage de la barque.
Les derniers souffles de vent tombèrent ; toute ride s’aplanit ; et la voile immobile était rouge. Une accalmie illimitée semblait engourdir l’espace, faire le silence autour de cette rencontre d’éléments ; tandis que, cambrant sous le ciel son ventre luisant et liquide, la mer, fiancée monstrueuse, attendait l’amant de feu qui descendait vers elle. Il précipitait sa chute, empourpré comme par le désir de leur embrasement. Il la joignit ; et, peu à peu, elle le dévora.
Alors, de l’horizon, une fraîcheur accourut ; un frisson plissa le sein mouvant de l’eau, comme si l’astre englouti eût jeté sur le monde un soupir d’apaisement.
Le crépuscule fut court ; la nuit se déploya, criblée d’astres. Le père Lastique prit les rames ; et on s’aperçut que la mer était phosphorescente. Jeanne et le vicomte, côte à côte, regardaient ces lueurs mouvantes que la barque laissait derrière elle. Ils ne songeaient presque plus, contemplant vaguement, aspirant le soir dans un bien-être délicieux ; et comme Jeanne avait une main appuyée sur le banc, un doigt de son voisin se posa, comme par hasard, contre sa peau ; elle ne remua point, surprise, heureuse, et confuse de ce contact si léger.
Quand elle fut rentrée le soir, dans sa chambre, elle se sentit étrangement remuée, et tellement attendrie que tout lui donnait envie de pleurer. Elle regarda sa pendule, pensa que la petite abeille battait à la façon d’un cœur, d’un cœur ami ; qu’elle serait le témoin de toute sa vie, qu’elle accompagnerait ses joies et ses chagrins de ce tic-tac vif et régulier ; et elle arrêta la mouche dorée pour mettre un baiser sur ses ailes. Elle aurait embrassé n’importe quoi. Elle se souvint d’avoir caché dans le fond d’un tiroir une vieille poupée d’autrefois ; elle la rechercha, la revit avec la joie qu’on a en retrouvant des amies adorées ; et, la serrant contre sa poitrine, elle cribla de baisers ardents les joues peintes et la filasse frisée du joujou.
Et, tout en le gardant en ses bras, elle songea.
Était-ce bien LUI l’époux promis par mille voix secrètes, qu’une Providence souverainement bonne avait ainsi jeté sur sa route ? Était-ce bien l’être créé pour elle, à qui elle dévouerait son existence ? Étaient-ils ces deux prédestinés dont les tendresses, se joignant, devaient s’étreindre, se mêler indissolublement, engendrer L’AMOUR ?
Elle n’avait point encore ces élans tumultueux de tout son être, ces ravissements fous, ces soulèvements profonds qu’elle croyait être la passion ; il lui semblait cependant qu’elle commençait à l’aimer ; car elle se sentait parfois toute défaillante en pensant à lui ; et elle y pensait sans cesse. Sa présence lui remuait le cœur ; elle rougissait et pâlissait en rencontrant son regard, et frissonnait en entendant sa voix.
Elle dormit bien peu cette nuit-là.
Alors, de jour en jour, le troublant désir d’aimer l’envahit davantage. Elle se consultait sans cesse, consultait aussi les marguerites, les nuages, des pièces de monnaie jetées en l’air.
Or, un soir, son père lui dit : «Fais-toi belle, demain matin.» Elle demanda : «Pourquoi, papa ?» Il reprit : «C’est un secret.»
Et quand elle descendit, le lendemain, toute fraîche dans une toilette claire, elle trouva la table du salon couverte