Le Rosier de Mme Husson. Guy de MaupassantЧитать онлайн книгу.
mon ami, n’est pas autre chose que le patriotisme naturel. J’aime ma maison, ma ville et ma province par extension, parce que j’y trouve encore les habitudes de mon village; mais si j’aime la frontière, si je la défends, si je me fâche quand le voisin y met le pied, c’est parce que je me sens déjà menacé dans ma maison, parce que la frontière que je ne connais pas est le chemin de ma province. Ainsi moi, je suis Normand, un vrai Normand; eh bien, malgré ma rancune contre l’Allemand et mon désir de vengeance, je ne le déteste pas, je ne le hais pas d’instinct comme je hais l’Anglais, l’ennemi véritable, l’ennemi héréditaire, l’ennemi naturel du Normand, parce que l’Anglais a passé sur ce sol habité par mes aïeux, l’a pillé et ravagé vingt fois, et que l’aversion de ce peuple perfide m’a été transmise avec la vie, par mon père… Tiens, voici la statue du général.
– Quel général?
– Le général de Blanmont! Il nous fallait une statue. Nous ne sommes pas pour rien les orgueilleux de Gisors! Alors nous avons découvert le général de Blanmont. Regarde donc la vitrine de ce libraire.
Il m’entraîna vers la devanture d’un libraire où une quinzaine de volumes jaunes, rouges ou bleus attiraient l’oeil.
En lisant les titres, un rire fou me saisit; c’étaient: Gisors, ses origines, son avenir, par M. X…, membre de plusieurs sociétés savantes;
Histoire de Gisors, par l’abbé A…;
Gisors, de César à nos jours, par M. B…, propriétaire;
Gisors et ses environs, par le docteur C. D…;
Les Gloires de Gisors, par un chercheur.
– Mon cher, reprit Marambot, il ne se passe pas une année, pas une année, tu entends bien, sans que paraisse ici une nouvelle histoire de Gisors: nous en avons vingt-trois.
– Et les gloires de Gisors? demandai-je.
– Oh! je ne te les dirai pas toutes, je te parlerai seulement des principales. Nous avons eu d’abord le général de Blanmont, puis le baron Davillier, le célèbre céramiste qui fut l’explorateur de l’Espagne et des Baléares et révéla aux collectionneurs les admirables faïences hispano-arabes. Dans les lettres, un journaliste de grand mérite, mort aujourd’hui, Charles Brainne, et parmi les bien vivants le très éminent directeur du Nouvelliste de Rouen, Charles Lapierre… et encore beaucoup d’autres, beaucoup d’autres…
Nous suivions une longue rue, légèrement en pente, chauffée d’un bout à l’autre par le soleil de juin, qui avait fait rentrer chez eux les habitants.
Tout à coup, à l’autre bout de cette voie, un homme apparut, un ivrogne qui titubait.
Il arrivait, la tête en avant, les bras ballants, les jambes molles, par périodes de trois, six ou dix pas rapides, que suivait toujours un repos. Quand son élan énergique et court l’avait porté au milieu de la rue, il s’arrêtait net et se balançait sur ses pieds, hésitant entre la chute et une nouvelle crise d’énergie. Puis il repartait brusquement dans une direction quelconque. Il venait alors heurter une maison sur laquelle il semblait se coller, comme s’il voulait entrer dedans, à travers le mur. Puis il se retournait d’une secousse et regardait devant lui, la bouche ouverte, les yeux clignotants sous le soleil, puis d’un coup de reins, détachant son dos de la muraille, il se remettait en route.
Un petit chien jaune, un roquet famélique, le suivait en aboyant, s’arrêtant quand il s’arrêtait, repartant quand il repartait.
– Tiens, dit Marambot, voilà le rosier de Mme Husson.
Je fus très surpris et je demandai: «Le rosier de Mme Husson, qu’est-ce que tu veux dire par là?»
Le médecin se mit à rire.
– Oh! c’est une manière d’appeler les ivrognes que nous avons ici. Cela vient d’une vieille histoire passée maintenant à l’état de légende, bien qu’elle soit vraie en tous points.
– Est-elle drôle, ton histoire?
– Très drôle.
– Alors, raconte-la.
– Très volontiers. Il y avait autrefois dans cette ville une vieille dame, très vertueuse et protectrice de la vertu, qui s’appelait Mme Husson. Tu sais, je te dis les noms véritables et pas des noms de fantaisie. Mme Husson s’occupait particulièrement des bonnes oeuvres, de secourir les pauvres et d’encourager les méritants. Petite, trottant court, ornée d’une perruque de soie noire, cérémonieuse, polie, en fort bons termes avec le bon Dieu représenté par l’abbé Malou, elle avait une horreur profonde, une horreur native du vice, et surtout du vice que l’Église appelle luxure. Les grossesses avant mariage la mettaient hors d’elle, l’exaspéraient jusqu’à la faire sortir de son caractère.
Or c’était l’époque où l’on couronnait des rosières aux environs de Paris, et l’idée vint à Mme Husson d’avoir une rosière à Gisors.
Elle s’en ouvrit à l’abbé Malou, qui dressa aussitôt une liste de candidates.
Mais Mme Husson était servie par une bonne, par une vieille bonne nommée Françoise, aussi intraitable que sa patronne.
Dès que le prêtre fut parti, la maîtresse appela sa servante et lui dit:
– Tiens, Françoise, voici les filles que me propose M. le curé pour le prix de vertu; tâche de savoir ce qu’on pense d’elles dans le pays.
Et Françoise se mit en campagne. Elle recueillit tous les potins, toutes les histoires, tous les propos, tous les soupçons. Pour ne rien oublier, elle écrivait cela avec la dépense, sur son livre de cuisine et le remettait chaque matin à Mme Husson, qui pouvait lire, après avoir ajusté ses lunettes sur son nez mince:
Pain … quatre sous.
Lait … deux sous.
Beurre… huit sous.
Malvina Levesque s’a dérangé l’an dernier avec Mathurin Poilu.
Un gigot … vingt-cinq sous.
Sel … un sou.
Rosalie Vatinel qu’a été rencontrée dans le bois Riboudet avec Césaire Piénoir par Mme Onésime repasseuse, le vingt juillet à la brune.
Radis … un sou.
Vinaigre … deux sous.
Sel d’oseille … deux sous.
Joséphine Durdent qu’on ne croit pas qu’al a fauté nonobstant qu’al est en correspondance avec le fil Oportun qu’est en service à Rouen et qui lui a envoyé un bonnet en cado par la diligence.
Pas une ne sortit intacte de cette enquête scrupuleuse. Françoise interrogeait tout le monde, les voisins, les fournisseurs, l’instituteur, les soeurs de l’école et recueillait les moindres bruits.
Comme il n’est pas une fille dans l’univers sur qui les commères n’aient jasé, il ne se trouva pas dans le pays une seule jeune personne à l’abri d’une médisance.
Or Mme Husson voulait que la rosière de Gisors, comme la femme de César, ne fût même pas soupçonnée, et elle demeurait effarée, désolée, désespérée, devant le livre de cuisine de sa bonne.
On élargit alors le cercle des perquisitions jusqu’aux villages environnants; on ne trouva rien.
Le maire fut consulté. Ses protégées échouèrent. Celles du Dr Barbesol n’eurent pas plus de succès, malgré la précision de ses garanties scientifiques.
Or, un matin, Françoise, qui rentrait d’une course, dit à sa maîtresse:
– Voyez-vous, madame, si vous voulez couronner quelqu’un, n’y a qu’Isidore dans la contrée. Mme Husson resta rêveuse.
Elle le connaissait bien, Isidore, le fils de Virginie la fruitière. Sa chasteté proverbiale faisait la joie de Gisors depuis plusieurs années déjà, servait de thème plaisant aux conversations de la ville et d’amusement