Madeleine jeune femme. Boylesve RenéЧитать онлайн книгу.
origines. Ils avaient conservé des mœurs publiques la soumission à certaines cérémonies extérieures du culte, comme le baptême, le mariage, les obsèques; mais, et sans qu'aucun principe adverse semblât introduit dans leur famille, ils étaient totalement dépourvus d'idées religieuses. Je remarquais fort ces particularités, parce que, malgré moi, je comparais toutes choses à ce que j'avais vu dans ma famille et dans ma province. Nous étions, nous aussi, des gens ignorants des plaisirs; mais nous les méprisions, sachant pourquoi; et c'était devenu pour nous une seconde nature de les tenir pour vils et pour vains; nous avions des compensations! eux, non.
A aborder le sujet du mariage nous étions autorisés par les confidences reçues six semaines auparavant, et par la discussion mémorable lors du dîner Lestaffet. Eh bien! aborder un sujet sérieux, fût-ce un sujet les intéressant de si près, avec Gustave et Henriette Voulasne, était la chose du monde qui, dès qu'on était en leur présence, dès qu'on les avait reconnus, paraissait la plus absurde, la plus chimérique, la plus folle à entreprendre. C'était, au beau milieu de sa récréation, aller empoigner un petit garçon par le col et lui parler des vertus théologales.
D'abord, il fallut les prendre à part, écarter Chauffin, ne pas parler devant les jeunes filles. Déjà notre air soucieux faisait très mal. Ils causaient de l'Exposition, des premières ascensions à la Tour, de l'immense kermesse qui allait durer dix mois. C'était comme une gigantesque réjouissance organisée pour eux…
Mon mari, osa dire:
– Je trouve Isabelle bien pâlotte…
Et moi, aussitôt après:
– Eh bien! et ce mariage?..
Le premier mouvement de nos cousins fut de chercher à fuir; de l'œil, l'un comme l'autre, ils appelaient au secours: l'ami Chauffin, leurs deux filles elles-mêmes avec qui, tout à l'heure, on était là si tranquille! Mais plus de Chauffin, plus de jeunes filles! Nos pauvres cousins, nous les tenions. Mon mari m'étonnait par sa décision; il fallait qu'il obéît aux injonctions de Grajat pour forcer ainsi ses chers Voulasne.
Une fois prise, Henriette ne fit pas du tout la mauvaise tête. Elle me dit:
– Oui, oui… les Du Toit ont fait leur demande…
– Eh bien?.. eh bien?..
– Eh bien! demandez à Gustave qui ne peut pas prendre une décision!
– Eh bien? eh bien? fîmes-nous, mon mari et moi, tournés du côté de Gustave.
Gustave se taisait, baissait l'oreille.
– Allons! voyons, mes chers cousins, nous étions tombés d'accord, l'autre soir, que ce mariage était excellent sous tous les rapports… Et les jeunes gens s'aiment. Isabelle en souffre, c'est évident…
Ici les deux parents protestèrent. Ni l'un ni l'autre ne consentaient à admettre que leur fille pût souffrir.
Gustave se trouva ragaillardi par cet accord inopiné avec sa femme et il formula la pensée qu'il ruminait, depuis que nous lui parlions du mariage de sa fille:
– Je voudrais bien, dit-il, que l'on m'indiquât sur le cadran les cinq minutes, oui, les cinq, où, depuis trois semaines, j'aurais pu réfléchir à une affaire de cette importance!
Sa candeur et sa sincérité étaient pures. Comme tous les gens qui n'ont absolument rien à faire, il n'avait pas une minute à lui.
– Eh bien! voyons, mon cousin, lui dis-je, ces cinq minutes, nous les avons devant nous, j'espère, car vous n'allez pas nous mettre à la porte!.. Si nous les employions à réfléchir ensemble… Ah! vous allez nous trouver indiscrets?..
Du tout, du tout! il ne nous trouvait pas indiscrets, et ma proposition même lui rendait un réel service. Nous reprîmes la conversation que nous avions eue chez les Lestaffet. Nous aboutîmes aux mêmes conclusions: contre ce mariage, aucune objection sérieuse. Mais Gustave disait:
– Isabelle est folle, folle à lier! Chez les Du Toit, mais c'est aller s'enterrer vive!
– Elle a déjà adopté l'esprit de la famille!
Gustave ouvrait de gros yeux hagards comme si je lui eusse parlé d'une chose de l'autre monde. Et il conclut:
– Il n'y a pas d'esprit qui consiste à s'embêter du matin au soir!
J'avais cru, tout d'abord, que l'instinctive défense contre les Du Toit était chez les Voulasne simplement égoïste, mais non! les Voulasne étaient convaincus que c'était sacrifier leur fille que la confier à une famille où l'on ne savait pas s'amuser. Il y avait une certaine bonté dans leur négligence à s'occuper de ce mariage, une bonté ingénue, puérile, leur genre de bonté à eux.
Impossible, lors de cette séance, de leur arracher le «oui» qui eût fait tant de bien à Isabelle.
Huit jours après, le mariage était décidé.
Comment! Que s'était-il passé?
Une simple entrevue entre le président et nos cousins, une entrevue au cours de laquelle ceux-ci, sans dire positivement non, sans dire positivement oui, opposaient des raisons dilatoires tellement peu fondées, que M. Du Toit, qui connaissait son monde, s'avisa de dire aux Voulasne: «Mais enfin, ce mariage ne serait pas, bien entendu, pour demain!.. Prenons notre temps!.. Qui nous empêcherait d'en fixer la date… voyons… par exemple… à la clôture de l'Exposition?.. Je dis: après la clôture…» Ces quelques mots produisaient l'effet d'un talisman. Le visage des Voulasne se rassérénait. Aussitôt, les Voulasne consentaient à tout. M. Du Toit avait deviné que ce qu'ils redoutaient, c'était, pour les pourparlers, pour les préparatifs, pour les emplettes, pour les formalités du mariage, d'être privés, ne fût-ce que vingt-quatre heures, des plaisirs de l'Exposition!
VIII
Je me vois encore entrant avec mon mari et les Voulasne, pour la première fois, à l'Exposition, avant l'ouverture officielle. C'était par la porte du quai d'Orsay; rien n'était terminé; il y avait des Aïssaouas, des Sénégalais, et toutes sortes de créatures, noirâtres, luisantes et grelottantes, qui pataugeaient dans la boue, empaquetées dans des châles démodés et des couvertures, et dont les yeux d'exilés faisaient peine à voir, comme ceux des pauvres bœufs qu'on aperçoit dans les fourgons sur les voies de garage. Et à partir du moment où nous eûmes franchi cette porte, il me semble que toute l'année ne fut plus qu'une foire, immense et partout répandue, qu'un mouvement de tous les objets posés sur le sol de Paris, qu'un bruit étourdissant, qu'un tintamarre où la tête se perdait…
Au monde que nous fréquentions, rien ne pouvait plus parfaitement convenir que cette cohue, que cette trépidation, que ce bariolage de couleurs, destinés à ne recevoir, durant une moitié d'année, aucun apaisement, aucun répit. Une occasion extraordinaire de se mouvoir sur place sans se quitter de vue les uns les autres, et d'avoir à parler de choses nouvelles, concrètes, faciles à juger sans se casser le front; un moyen de voir l'Étranger sans voyage et de satisfaire, en masse, ce goût de l'exotisme et cette curiosité de «l'homme le plus près possible de la bête» qui m'avait frappée et étonnée dès mon arrivée à Paris. Je n'éprouve pas, moi, ce goût-là; mes parents, en vieux chrétiens, conservaient pour l'animal un certain dédain et suspectaient les peuplades primitives à cause de leurs mœurs, ignorées d'eux, il est vrai, mais qui ne sauraient être bonnes, n'étant pas policées. Les Parisiens que je voyais avaient l'esprit tout à rebours; un même coup de vent les inclinait presque sans exception vers ce qu'ils nomment les êtres «conformes à la nature»; ils adoraient les bêtes et tout ce qui leur ressemble, et leur disposition était de voir en «l'homme sauvage» un modèle, parce que, – et bien à tort, à ce qu'il me semble, – ils se le figuraient vivant sans lois, et abandonné aux seules impulsions de l'instinct. Et puis, chacun avait l'idée qu'il allait contempler quelque chose de merveilleux; entre la Tour Eiffel et la Galerie des Machines, ces colosses tout à fait inédits, les fontaines lumineuses rejaillissaient sur les imaginations; on regardait, regardait tout le jour en piétinant des kilomètres de galeries, on regardait avec des yeux ahuris, dans l'attente de je ne sais quelle trouvaille, un peu plus fiévreux