Aymeris. Blanche Jacques-ÉmileЧитать онлайн книгу.
recourait aux réserves de sa collection pour affriander le jeune artiste. Elle fouillerait à l’intention de Georges des cartons à estampes; elle lui donnerait un jour ses Delacroix; si ce n’est qu’Aloïsius y tenait… elle s’en fût, il y a beau temps, défaite. – Ça vaudrait de l’argent qui irait aux pauvres. Le papier se piquait dans l’armoire.
– Je les garde encore, monsieur, les vieilles comme moi ne sont pas ragoûtantes; mes trésors attirent Georges et l’occupent, le dimanche, en vous attendant, le soir, pour aller dîner à Passy… car vous n’êtes pas toujours exact, vilain! Mais on vous pardonne ça aussi!
Dès le lendemain du dîner dominical à Passy, elle pensait au dimanche prochain. Georges ayant pris l’habitude d’aller au Conservatoire chaque quinzaine, et les autres dimanches au concert Pasdeloup, il se rencontrait rue de la Ferme avec M. Aymeris, qui venait prendre Mme Demaille dans un coupé aussi vieux que le cheval et que le brave Octave.
Ç’avait été au temps du lycée, c’était encore et ce serait toujours, le même rite hebdomadaire avant de quitter l’appartement: éteindre le gaz, allumer une bougie, fermer les compteurs. M. Aymeris fermait le compteur à gaz, flairait dans les coins, s’assurant qu’il n’y eût pas de fuite, Mme Demaille tirait les verrous sur l’escalier de service, Josselin et la cuisinière devant être dehors jusqu’à neuf heures. Georges remettait les clefs au concierge, que Mme Demaille priait de regarder de temps en temps, par la cour, si l’appartement n’était pas en flammes:
– Madame Jules, je dîne à Passy, vous savez l’adresse en cas de sinistre!
Dans le coupé aux vitres toujours closes, le vétiver du shall des Indes, la bouillotte sous les pieds, la pelisse encombrante de M. Aymeris, les paquets de «douceurs» (Tanrade et Gouache étaient les voisins de Mme Demaille), c’en était trop! Georges, très craintif pour son genou, ses longues jambes repliées sous lui, étouffait, priait qu’on le laissât monter sur le siège avec Octave: à quoi l’on répondait par un refus, hebdomadaire comme la demande, comme les mots de Mme Demaille et comme la fonction. Georges devait sourire, et, vite, il répétait la plaisanterie de peur qu’on ne la recommençât; M. Aymeris imposait sa main sur celle de «l’espiègle»:
– Chère bonne! soupirait-il, et cela signifiait: – Encore cette éternelle phrase! nous la connaissons!
Sur le quai Debilly: – Tiens! disait Mme Demaille, la pompe à feu est donc à côté de la manutention? Plus loin: – Tiens! le Trocadéro n’a donc plus ses bois épais? De mon temps c’était un repaire de voleurs… Georges n’a pas connu ça, lui?
Et Georges affirmait: – Mais oui, Madame, j’ai connu ces sombres forêts où vous faillîtes être assassinée…
– Vraiment, tu te rappelles?.. Tu te vieillis déjà, Georges? comme Antonin! L’exposition universelle de 1867, moins belle que celle de 1855, aura tout de même servi à l’hygiène. M. le baron Haussmann nous aère – mais on ne s’y retrouve plus, dans son Paris. L’exposition de 1867 était trop vaste, je n’y suis allée qu’une fois pour voir les Algériens, on m’avait dit qu’ils vendaient de la vraie essence de rose, mais comme ça sentait la friture là dedans… je cours encore!
Octave mettait le cheval au pas pour la côte, et c’était Passy. Ouf! Georges respirait.
Dans le salon, trois lampes Carcel de cuivre, des fauteuils, une demi-obscurité. On aperçoit les cheveux d’argent, le profil à la Houdon de M. le président Lachertier; sa sœur Sybille – une nonne de Philippe de Champaigne – coiffée d’un bonnet à fleurs que, d’un dimanche à l’autre, elle laisse chez les Aymeris, dans une boîte de carton bleu. Près du feu, M. Diogène-Christophe Fioupousse, de Toulon, lit les Débats en ramenant sur une tache de vin frontale une longue mèche en baguette de tambour; certains dimanches, on aperçoit les deux grosses moustaches cirées, «l’impériale» du général et du colonel Du Molé, cousins des Aymeris, ex-polytechniciens; parfois le professeur Blondel, neurologue et philosophe, et toujours à son poste, courbé, l’air de souffrir, l’omniscient Léon Maillac vient d’amener le terrible Vinton-Dufour et sa femme, un couple d’artistes reclus dans le faubourg Saint-Germain, qui se sont fait une règle de ne pas sortir à moins que le baromètre ne soit au beau fixe. On se demande pourquoi ce ménage, plus timide que les tantes Lili et Caro, quitte sa retraite en faveur de Passy. Peut-être M. Vinton est-il attiré par le souvenir de Berlioz, de Delacroix, les anciens amis d’Emmanuel-Victor, l’illustre bâtonnier; les ombres de ces génies doivent rôder encore la nuit sous les hautes corniches du «Château»…
Georges supplie sa mère en l’embrassant:
– Vous me placerez entre M. Fioupousse et M. Maillac, ou je me couche!
Ces deux messieurs semblent s’intéresser à Georges. Ils favorisent ses goûts de peintre, montent dans la chambre-atelier pour voir ses dernières études; ils lui donnent des livres rares et le conduisent au Salon des Champs-Elysées. A la vérité, l’intelligence de Georges les enchante.
Le président Lachertier prie Mme Aymeris de lui faire connaître le menu du jour, il fait claquer sa langue quand elle lui dit: Le potage Crécy, les ris de veau financière, des truffes magnifiques, un cadeau de Fioupousse, mon cher, et des vraies, du Périgord! le turbot sauce crevettes – avec le persil frisé pour vous, mon Président; un rôti… et je ne sais plus quoi!
– Et l’entremets?
– Les profiterolles au chocolat.
A-t-elle «mis» un caneton?
– Animal immonde! proteste M. Aymeris, car Mme Demaille en redoute pour Georges l’indigestibilité; cet animal se nourrit d’excréments, et un usage haïssable l’associa aux petits pois, légume de plomb, ou bien aux navets qui empestent, ou encore à une farce d’intérieurs hachés. Coquin de palmipède lamellirostre!.. Et M. Aymeris menace cette volaille amphibie comme cet autre misérable: le soleil.
Alors Mme Aymeris fait la moue: – Aujourd’hui – dit-elle – le repas va s’éterniser, puisque c’est l’avocat qui officie…
Mais la cloche a sonné. Antonin a ouvert les deux battants de la porte; bras dessus, bras dessous, les premiers couples procèdent à la salle à manger. Mme Demaille fait observer, hebdomadairement, qu’il y aura «des messieurs sans dames; les dames étant trois et les messieurs plus nombreux, chaque dame devrait donc prendre au moins deux cavaliers». M. Aymeris couvre cet ana d’un: – Antonin ne baissez pas trop les carcels, vos lampes vont sentir. – Mme Demaille s’écrie: – Monsieur! Avez-vous mis le pare-étincelles? je retourne voir au salon… la grosse bûche dégringolera… Ah! nous ne faisons pas le feu de même, Alice et moi!
– Allons, madame! Vous savez bien qu’Antonin l’a couvert, dit Mme Aymeris, et elle hausse les épaules.
On s’assied devant douze compotiers de fruits, quatre assiettes de «fours» et une jardinière de plantes vertes. M. Aymeris écarte les revers de son habit, remonte sa serviette à mi-plastron (plastron mol et qui bouffe), et sert le potage, comme d’ailleurs tous les plats; mesure la part de chacun, selon les préférences et l’importance du convive. Mme Aymeris fait des recommandations à Antonin, se penche pour voir, au travers des branches de yucca, si M. Aymeris a fini de palper le petit pain-riche de Mme Demaille, réchauffé dans le four, et s’il épinglera encore la serviette de son amie, ce qui est si ridicule!
C’est, aujourd’hui, «soir de caneton». Il y en a trois sur le réchaud. Avant les canetons, ce furent les paupiettes de veau, les merlans pochés au riz; une poularde au blanc et des pâtes, pour le «patron» et la chère Mme Demaille. Antonin découpe cette volaille de valétudinaires sur un dressoir, tandis que son maître cisèle «au bout de la fourchette», es immondes palmipèdes pour les gourmets: prodigieux tour d’adresse et de force, interrompu par une anecdote de Palais, qui impatiente Mme Aymeris, car ces histoires ne sont point courtes.
– … Et ce misérable confrère dont j’ai honte de prononcer le nom, dégrade l’ordre des avocats! c’est vous, M. le Président, c’est vous mes chers amis, qui l’excusez?