Jacques le fataliste et son maître. Dénis DiderotЧитать онлайн книгу.
il ajouta… Il allait ajouter, lorsque son maître l'arrêta. Il était las de marcher; il s'assit sur le bord du chemin, la tête tournée vers un voyageur qui s'avançait de leur côté, à pied, la bride de son cheval, qui le suivait, passée dans son bras.
Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu'on a volé au maître de Jacques: et vous vous tromperez. C'est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement; mais ceci n'est point un roman, je vous l'ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore. Le maître dit à Jacques:
Vois-tu cet homme qui vient à nous?
Je le vois.
Son cheval me paraît bon.
J'ai servi dans l'infanterie, et je ne m'y connais pas.
Moi, j'ai commandé dans la cavalerie, et je m'y connais.
Après?
Après. Je voudrais que tu allasses proposer à cet homme de nous le céder, en payant s'entend.
Cela est bien fou, mais j'y vais. Combien y voulez-vous mettre?
Jusqu'à cent écus…
Jacques, après avoir recommandé à son maître de ne pas s'endormir, va à la rencontre du voyageur, lui propose l'achat de son cheval, le paye et l'emmène. Eh bien! Jacques, lui dit son maître, si vous avez vos pressentiments, vous voyez que j'ai aussi les miens. Ce cheval est beau; le marchand t'aura juré qu'il est sans défaut; mais en fait de chevaux tous les hommes sont maquignons.
Et en quoi ne le sont-ils pas?
Tu le monteras et tu me céderas le tien.
D'accord.
Les voilà tous les deux à cheval, et Jacques ajoutant:
Lorsque je quittai la maison, mon père, ma mère, mon parrain, m'avaient tous donné quelque chose, chacun selon ses petits moyens; et j'avais en réserve cinq louis, dont Jean, mon aîné, m'avait fait présent lorsqu'il partit pour son malheureux voyage de Lisbonne… (Ici Jacques se mit à pleurer, et son maître à lui représenter que cela était écrit là-haut.) Il est vrai, monsieur, je me le suis dit cent fois; et avec tout cela je ne saurais m'empêcher de pleurer…
Puis voilà Jacques qui sanglote et qui pleure de plus belle; et son maître qui prend sa prise de tabac, et qui regarde à sa montre l'heure qu'il est. Après avoir mis la bride de son cheval entre ses dents et essuyé ses yeux avec ses deux mains, Jacques continua:
Des cinq louis de Jean, de mon engagement, et des présents de mes parents et amis, j'avais fait une bourse dont je n'avais pas encore soustrait une obole. Je retrouvai ce magot bien à point; qu'en dites-vous, mon maître?
Il était impossible que tu restasses plus longtemps dans la chaumière.
Même en payant.
Mais qu'est-ce que ton frère Jean était allé chercher à Lisbonne?
Il me semble que vous prenez à tâche de me fourvoyer. Avec vos questions, nous aurons fait le tour du monde avant que d'avoir atteint la fin de mes amours.
Qu'importe, pourvu que tu parles et que j'écoute? ne sont-ce pas là les deux points importants? Tu me grondes, lorsque tu devrais me remercier.
Mon frère était allé chercher le repos à Lisbonne. Jean, mon frère, était un garçon d'esprit: c'est ce qui lui a porté malheur; il eût été mieux pour lui qu'il eût été un sot comme moi; mais cela était écrit là-haut. Il était écrit que le frère quêteur des Carmes qui venait dans notre village demander des œufs, de la laine, du chanvre, des fruits, du vin à chaque saison, logerait chez mon père, qu'il débaucherait Jean, mon frère, et que Jean, mon frère, prendrait l'habit de moine.
Jean, ton frère, a été Carme?
Oui, monsieur, et Carme déchaux. Il était actif, intelligent, chicaneur; c'était l'avocat consultant du village. Il savait lire et écrire, et, dès sa jeunesse, il s'occupait à déchiffrer et à copier de vieux parchemins. Il passa par toutes les fonctions de l'ordre, successivement portier, sommelier, jardinier, sacristain, adjoint à procure et banquier; du train dont il y allait, il aurait fait notre fortune à tous. Il a marié et bien marié deux de nos sœurs et quelques autres filles du village. Il ne passait pas dans les rues, que les pères, les mères et les enfants n'allassent à lui, et ne lui criassent: «Bonjour, frère Jean; comment vous portez-vous, frère Jean?» Il est sûr que quand il entrait dans une maison, la bénédiction du ciel y entrait avec lui; et que s'il y avait une fille, deux mois après sa visite elle était mariée. Le pauvre frère Jean! l'ambition le perdit. Le procureur de la maison, auquel on l'avait donné pour adjoint, était vieux. Les moines ont dit qu'il avait formé le projet de lui succéder après sa mort, que pour cet effet il bouleversa tout le chartrier, qu'il brûla les anciens registres, et qu'il en fit de nouveaux, en sorte qu'à la mort du vieux procureur, le diable n'aurait vu goutte dans les titres de la communauté. Avait-on besoin d'un papier, il fallait perdre un mois à le chercher; encore souvent ne le trouvait-on pas. Les Pères démêlèrent la ruse du frère Jean et son objet: ils prirent la chose au grave, et frère Jean, au lieu d'être procureur comme il s'en était flatté, fut réduit au pain et à l'eau, et bien discipliné jusqu'à ce qu'il eût communiqué à un autre la clef de ses registres. Les moines sont implacables. Quand on eut tiré de frère Jean tous les éclaircissements dont on avait besoin, on le fit porteur de charbon dans le laboratoire où l'on distille l'eau des Carmes. Frère Jean, ci-devant banquier de l'ordre et adjoint à procure, maintenant charbonnier! Frère Jean avait du cœur, il ne put supporter ce déchet d'importance et de splendeur, et n'attendit qu'une occasion de se soustraire à cette humiliation.
Ce fut alors qu'il arriva dans la même maison un jeune Père qui passait pour la merveille de l'ordre au tribunal et dans la chaire; il s'appelait le Père Ange. Il avait de beaux yeux, un beau visage, un bras et des mains à modeler. Le voilà qui prêche, qui prêche, qui confesse, qui confesse; voilà les vieux directeurs quittés par leurs dévotes; voilà ces dévotes attachées au jeune Père Ange; voilà que les veilles de dimanches et de grandes fêtes, la boutique du Père Ange est environnée de pénitents et de pénitentes, et que les vieux Pères attendaient inutilement pratique dans leurs boutiques désertes: ce qui les chagrinait beaucoup… Mais, monsieur, si je laissais là l'histoire de frère Jean et que je reprisse celle de mes amours, cela serait peut-être plus gai.
Non, non; prenons une prise de tabac, voyons l'heure qu'il est et poursuis.
J'y consens, puisque vous le voulez…
Mais le cheval de Jacques fut d'un autre avis; le voilà qui prend tout à coup le mors aux dents et qui se précipite dans une fondrière. Jacques a beau le serrer des genoux et lui tenir la bride courte, du plus bas de la fondrière, l'animal têtu s'élance et se met à grimper à toutes jambes un monticule où il s'arrête tout court et où Jacques, tournant ses regards autour de lui, se voit entre des fourches patibulaires.
Un autre que moi, lecteur, ne manquerait pas de garnir ces fourches de leur gibier et de ménager à Jacques une triste reconnaissance. Si je vous le disais, vous le croiriez peut-être, car il y a des hasards plus singuliers, mais la chose n'en serait pas plus vraie: ces fourches étaient vacantes.
Jacques laissa reprendre haleine à son cheval, qui de lui-même redescendit la montagne, remonta la fondrière et replaça Jacques à côté de son maître, qui lui dit: Ah! mon ami, quelle frayeur tu m'as causée! je t'ai tenu pour mort… mais tu rêves; à quoi rêves-tu?
À ce que j'ai trouvé là-haut.
Et