Vie de Jeanne d'Arc. Vol. 1 de 2. Anatole FranceЧитать онлайн книгу.
vieux Gaucourt, que de vouloir qu'ils aient vu Jeanne telle que les siècles l'ont faite et achevée91.
Il reste toutefois ceci, que le Conseil royal, après avoir tant usé d'elle, ne fit rien pour la sauver.
La honte de cette abstention doit-elle retomber sur le Conseil tout entier et sur le Conseil seul? Qui donc, au juste, devait intervenir? Et comment? Que devait faire le roi Charles? Offrir de racheter la Pucelle? On ne la lui aurait cédée à aucun prix. Quant à la ravoir par la force, c'était un rêve d'enfant. Seraient-ils entrés à Rouen, les Français ne l'y auraient point trouvée: Warwick aurait toujours eu le temps de la mettre en sûreté ou de la noyer dans la rivière. Pour la reprendre, ni l'argent ni les armes ne valaient rien. Ce n'est point à dire qu'on dût se croiser les bras. On pouvait agir sur ceux qui faisaient le procès. Sans doute ils étaient tous, ceux-là, du parti des Godons; ce vieux cabochien de Pierre Cauchon s'y trouvait surtout très engagé; il exécrait les Français; les clercs de l'obéissance de Henri VI étaient naturellement enclins à plaire au grand conseil d'Angleterre d'où coulaient les bénéfices; les docteurs et maîtres de l'Université de Paris avaient grand'peur et grande haine des Armagnacs; pourtant les juges du procès n'étaient pas tous des prévaricateurs infâmes; le chapitre de Rouen ne manquait ni de courage ni d'indépendance92; il y avait parmi les universitaires, si violents contre Jeanne, des hommes estimés pour la doctrine et le caractère; ils pensaient, la plupart, procéder vraiment en matière de foi; à force de rechercher les sorcières, ils en voyaient partout; ils faisaient brûler de ces femelles, comme ils disaient, tous les jours, et n'en recevaient que des compliments; autant que Jeanne, ils croyaient à la possibilité des apparitions dont elle se disait favorisée, seulement ils étaient persuadés ou qu'elle mentait ou qu'elle voyait des diables; l'évêque, le vice-inquisiteur et les assesseurs, au nombre de plus de quarante, furent unanimes à la déclarer hérétique et diabolique. Plusieurs sans doute s'imaginaient, par leur sentence, maintenir, contre les fauteurs du schisme et de l'hérésie, l'orthodoxie catholique et l'unité d'obédience; ils voulaient bien juger. Et même les plus scélérats et les plus audacieux, l'évêque et le promoteur, n'auraient pas osé, pour contenter les Anglais, enfreindre trop ouvertement les règles de la justice ecclésiastique. C'étaient des prêtres; ils en avaient l'orgueil et le respect des formes. Par les formes on pouvait les atteindre; on pouvait, au moyen d'une vigoureuse procédure, contrarier, arrêter, peut-être, la leur et prévenir la sentence funeste. Si l'archevêque de Reims, métropolitain de l'évêque de Beauvais, était intervenu dans le procès, s'il avait suspendu son suffragant pour abus ou pour toute autre cause, Pierre Cauchon aurait été fort embarrassé; si, comme il se décida à le faire plus tard, le roi Charles VII avait fait intervenir la mère et les frères de la Pucelle; si Jacques d'Arc et la Romée avaient protesté dans les formes contre une action judiciaire d'une partialité manifeste; si le registre de Poitiers93 avait été versé au dossier; si les plus hauts prélats de l'obéissance de Charles VII avaient demandé un sauf-conduit pour venir témoigner à Rouen, en faveur de Jeanne; si enfin le roi, son conseil et toute l'Église de France avaient réclamé l'appel au pape et au Concile, qui était de droit, le procès pouvait prendre une autre issue.
Mais on eut peur de l'Université de Paris. On craignit que vraiment Jeanne, comme tant de savants docteurs le soutenaient, ne fût hérétique, mal croyante, séduite par le prince des ténèbres. Satan se transforme en ange de lumière et il est difficile de discerner les faux prophètes des vrais. La malheureuse Pucelle fut abandonnée par le clergé dont les croix naguère marchaient devant elle; entre tous les maîtres de Poitiers il ne s'en trouva pas un seul pour s'offrir à témoigner dans le château de Rouen de cette innocence qu'ils avaient reconnue doctoralement dix-huit mois auparavant.
Il y aurait grand intérêt à suivre la mémoire de la Pucelle à travers les âges. Mais ce serait tout un livre. J'indiquerai seulement les révolutions les plus étonnantes du sentiment public à son sujet. Les humanistes de la Renaissance ne s'intéressèrent pas beaucoup à elle: elle était trop gothique pour eux. Les réformés, qui trouvaient qu'elle sentait l'idolâtrie, ne pouvaient la voir en peinture94. Chose qui semble étrange aujourd'hui, mais qui n'en est pas moins certaine et conforme à tout ce que nous savons des sentiments des Français pour leurs rois, ce fut la mémoire de Charles VII qui, sous la monarchie, soutint et sauva la mémoire de Jeanne d'Arc95. Le respect dû au prince empêcha le plus souvent ses sujets fidèles de soumettre à une critique trop sévère les légendes de Jeanne ainsi que celles de la Sainte Ampoule, de la guérison des écrouelles, de l'oriflamme et toutes autres traditions populaires relatives aux antiquités et illustrations de la maison de France. Quand, en 1609, dans un collège de Paris, la Pucelle fut le sujet d'exercices littéraires où elle était traitée sans faveur96, un homme de robe, Jean Hordal, qui se glorifiait d'être du sang de l'héroïne, se plaignit de ces disputes d'école comme d'une offense à la majesté royale. «Je m'estonne grandement, dit-il, qu'en France… on tolère que publiquement déclamations se fassent contre l'honneur de la France, du roi Charles VII et de son Conseil97.» Si Jeanne n'avait pas appartenu si étroitement à la royauté, son souvenir eût été fort négligé par les beaux esprits du XVIIe siècle. Ses apparitions lui faisaient du tort auprès des savants qui, protestants et catholiques, traitaient la vie de sainte Marguerite de cafarderie98. Alors les Sorbonagres eux-mêmes retranchaient beaucoup sur le martyrologe et les légendes des saints. Un de ceux-là, Edmond Richer, champenois comme Jeanne, censeur de l'Université en 1600, et zélé gallican, composa un livre apologétique sur celle qui avait soutenu de son épée la couronne de Charles VII99. Bien qu'attaché aux libertés de l'église de France, Edmond Richer était bon catholique. Il avait de la doctrine et de la piété; il croyait fermement aux anges, mais il ne croyait ni à sainte Catherine ni à sainte Marguerite, et leur apparition à la Pucelle l'embarrassait beaucoup. Il se tira de cette difficulté en supposant que des anges s'étaient donnés à la jeune fille pour les deux saintes à qui, dans son ignorance, elle avait une grande dévotion. L'hypothèse lui parut satisfaisante, «d'autant, disait-il, que l'Esprit de Dieu, qui gouverne l'Église, s'accommode à notre infirmité». Trente ou quarante ans plus tard, un autre docteur en Sorbonne, Jean de Launoy, le dénicheur de saints, acheva de ruiner la légende de sainte Catherine100. Les voix de Domremy devenaient terriblement suspectes.
Regardez Chapelain, dont le poème fut publié pour la première fois en 1656. Chapelain est burlesque avec gravité; c'est un Scarron sans le savoir. Nous n'en avons pas moins profit à apprendre de lui qu'il n'a vu dans son sujet qu'une occasion de célébrer le Bâtard d'Orléans. Il dit expressivement en sa préface: «Je ne l'ai pas tant regardée [la Pucelle] comme le principal héros du poème, qui à proprement parler est le comte de Dunois.» Chapelain était aux gages du duc de Longueville, descendant de Dunois101; c'est Dunois qu'il chante; «l'illustre bergère» vient lui fournir à propos le merveilleux, et selon l'expression du bonhomme, les machines nécessaires à l'épopée. Les saintes Catherine et Marguerite, trop vulgaires, sont exclues de ces machines. Chapelain nous avertit qu'il prit un soin particulier de conduire son poème «de telle sorte que tout ce qu'il y fait faire par la puissance divine s'y puisse croire fait par la seule force humaine élevée au plus haut point où la nature est capable de monter». On voit poindre ici l'esprit moderne.
Bossuet aussi se garde bien de parler de sainte Catherine et de sainte Marguerite. Les quatre ou cinq pages in-4o qu'il consacre à Jeanne d'Arc dans son Abrégé de l'Histoire de France pour l'instruction du Dauphin102 sont bien curieuses, non pour l'exposé des faits qui y est inexact et confus103, mais par le soin que prend l'auteur de ne présenter que d'une manière incidente et dubitative les faits miraculeux attribués à la Pucelle. Au sentiment
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H. Martin,
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Même à considérer seulement ceux des chanoines qui siégèrent au procès. Cf. Ch. de Beaurepaire,
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Ou du moins les conclusions des docteurs qui nous sont parvenues. Quant au registre, il ne devait pas contenir grand'chose. On voit, par les témoignages du procès de réhabilitation, que les clercs de Poitiers ne tenaient pas beaucoup à ce qu'on parlât de leur enquête.
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Aug. Vallet,
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Voir un curieux projet de décoration du terre-plein du Pont-Neuf adressé à Louis XIV (B. N., V pzz 338, in-fol.). Un sieur Dupuis, aide des Cérémonies, y propose l'érection de statues «à ces grands et illustres capitaines qui de règne en règne ont vaillamment soutenu la dignité de la couronne… Artus de Bretagne, connestable, Jean, comte de Dunois, Jeanne Dark, pucelle d'Orléans, Roger de Gramont, comte de Guiche, Guillaume, comte de Chaumont, Amaury de Severac, Vignoles dit La Hire…». (Communications de M. Paul Lacombe,
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Jean Hordal,
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Rabelais,
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Edmond Richer,
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«La vie de sainte Catherine, vierge et martyre, est toute fabuleuse depuis le commencement jusqu'à la fin.»
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Jean Chapelain,
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«Cette fille nommée Jeanne d'Arq… avoit été servante dans une hôtellerie.»