Les Dieux ont soif. Anatole FranceЧитать онлайн книгу.
des docteurs et des saints en foule à l'Église. Ce n'est point assez d'en faire remonter l'origine à saint Charles Borromée: on doit considérer comme son véritable fondateur l'apôtre saint Paul, dont il porte le monogramme dans ses armoiries. J'ai dû quitter mon couvent devenu le siège de la section du Pont-Neuf et porter un habit séculier.
–Mon Père, dit Brotteaux, en examinant la souquenille de M. de Longuemare, votre habit témoigne suffisamment que vous n'avez pas renié votre état: à le voir, on croirait que vous avez réformé votre ordre plutôt que vous ne l'avez quitté. Et vous vous exposez bénévolement, sous ces dehors austères, aux injures d'une populace impie.
–Je ne puis pourtant pas, répondit le religieux, porter un habit bleu, comme un danseur!
–Mon Père, ce que je dis de votre habit est pour rendre hommage à votre caractère et vous mettre en garde contre les dangers que vous courez.
–Monsieur, il conviendrait, tout au contraire, de m'encourager à confesser ma foi. Car je ne suis que trop enclin à craindre le péril. J'ai quitté mon habit, monsieur, ce qui est une manière d'apostasie; j'aurais voulu du moins ne pas quitter la maison où Dieu m'accorda durant tant d'années la grâce d'une vie paisible et cachée. J'obtins d'y demeurer; et j'y gardai ma cellule, tandis qu'on transformait l'église et le cloître en une sorte de petit hôtel de ville qu'ils nommaient la section. Je vis, monsieur, je vis marteler les emblèmes de la sainte vérité; je vis le nom de l'apôtre Paul remplacé par un bonnet de forçat. Parfois même j'assistai aux conciliabules de la section, et j'y entendis exprimer d'étonnantes erreurs. Enfin je quittai cette demeure profanée et j'allai vivre de la pension de cent pistoles que me fait l'Assemblée dans une écurie dont on a réquisitionné les chevaux pour le service des armées. Là je dis la messe devant quelques fidèles, qui y viennent attester l'éternité de l'Église de Jésus-Christ.
–Moi, mon Père, répondit l'autre, si vous voulez le savoir, je me nomme Brotteaux et fus jadis publicain.
–Monsieur, répliqua le Père Longuemare, je savais, par l'exemple de saint Matthieu, qu'on peut attendre une bonne parole d'un publicain.
–Mon Père, vous êtes trop honnête.
–Citoyen Brotteaux, dit Gamelin, admirez ce bon peuple plus affamé de justice que de pain: chacun ici était prêt à quitter sa place pour châtier le voleur. Ces hommes, ces femmes si pauvres, soumis à tant de privations, sont d'une probité sévère, et ne peuvent tolérer un acte malhonnête.
–Il faut convenir, répondit Brotteaux, que, dans leur grande envie de pendre le larron, ces gens-ci eussent fait un mauvais parti à ce bon religieux, à son défenseur et au défenseur de son défenseur. Leur avarice même et l'amour égoïste qu'ils portent à leur bien les y poussaient: le larron, en s'attaquant à l'un d'eux, les menaçait tous; ils se préservaient en le punissant… Au reste, il est probable que la plupart de ces manouvriers et de ces ménagères sont probes et respectueux du bien d'autrui. Ces sentiments leur ont été inculqués dès l'enfance par leurs père et mère qui les ont suffisamment fessés, et leur ont fait entrer les vertus par le cul."
Gamelin ne cacha pas au vieux Brotteaux qu'un tel langage lui semblait indigne d'un philosophe.
"La vertu, dit-il, est naturelle à l'homme: Dieu en a déposé le germe dans le cœur des mortels."
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