Les grandes espérances. Чарльз ДиккенсЧитать онлайн книгу.
l'air! dit Orlick. Il faudrait être bien malin pour attraper ces oiseaux-là cette nuit.»
Cette réflexion me donnait à penser, je le fis en silence. M. Wopsle, comme l'oncle infortuné de la tragédie, se mit à penser tout haut dans son jardin de Camberwell. Orlick, les deux mains dans ses poches, se dandinait lourdement à mes côtés. Il faisait très sombre, très mouillé et très crotté, de sorte que nous nous éclaboussions en marchant. De temps en temps le bruit du canon nous arrivait et retentissait sourdement le long de la rivière. Je restais plongé dans mes pensées. Orlick murmurait de temps en temps:
«Battez!.. battez!.. vieux Clem!»
Je pensais qu'il avait bu; mais il n'était pas ivre.
Nous atteignîmes ainsi le village. Le chemin que nous suivions nous faisait passer devant les Trois jolis bateliers; l'auberge, à notre grande surprise (il était onze heures), était en grande agitation et la porte toute grande ouverte. M. Wopsle entra pour demander ce qu'il y avait, soupçonnant qu'un forçat avait été arrêté; mais il en revint tout effaré en courant:
«Il y a quelque chose qui va mal, dit-il sans s'arrêter. Courons chez vous, Pip… vite… courons!
– Qu'y a-t-il? demandai-je en courant avec lui, tandis qu'Orlick suivait à côté de moi.
– Je n'ai pas bien compris; il paraît qu'on est entré de force dans la maison pendant que Joe était sorti; on suppose que ce sont des forçats; ils ont attaqué et blessé quelqu'un.»
Nous courions trop vite pour demander une plus longue explication, et nous ne nous arrêtâmes que dans notre cuisine. Elle était encombrée de monde, tout le village était là et dans la cour. Il y avait un médecin, Joe et un groupe de femmes rassemblés au milieu de la cuisine. Ceux qui étaient inoccupés me firent place en m'apercevant, et je vis ma sœur étendue sans connaissance et sans mouvement sur le plancher, où elle avait été renversée par un coup furieux asséné sur le derrière de la tête, pendant qu'elle était tournée du côté du feu. Décidément, il était écrit qu'elle ne se mettrait plus jamais en colère tant qu'elle serait la femme de Joe.
CHAPITRE XVI
La tête remplie de George Barnwell, je ne fus d'abord pas éloigné de croire qu'à mon insu j'étais pour quelque chose dans l'attentat commis sur ma sœur, ou que, dans tous les cas, étant son plus proche parent et passant généralement pour lui avoir quelques obligations, j'étais plus que tout autre exposé à devenir l'objet de légitimes soupçons. Mais quand le lendemain, à la brillante clarté du jour, je raisonnai de l'affaire en entendant discuter autour de moi, je la considérai sous un jour tout à fait différent et en même temps plus raisonnable.
Joe avait été fumer sa pipe aux Trois jolis bateliers, depuis huit heures un quart jusqu'à dix heures moins un quart. Pendant son absence, ma sœur s'était mise à la porte et avait échangé le bonsoir avec un garçon de ferme, qui rentrait chez lui. Cet homme ne put dire positivement à quelle heure il avait quitté ma sœur, il dit seulement que ce devait être avant neuf heures. Quand Joe rentra à dix heures moins cinq minutes, il la trouva étendue à terre et s'empressa d'appeler à son secours. Le feu paraissait avoir peu brûlé et n'était pas éteint; la mèche de la chandelle pas trop longue; il est vrai que cette dernière avait été soufflée.
Rien dans la maison n'avait disparu; rien n'avait été touché, si ce n'est la chandelle éteinte qui était sur la table, entre la porte et ma sœur, et qui était derrière elle, quand elle faisait face au feu et avait été frappée. Il n'y avait aucun dérangement dans le logis, si ce n'est celui que ma sœur avait fait elle-même en tombant et en saignant. Il s'y trouvait en revanche une pièce de conviction qui ne manquait pas d'une certaine importance. Ma sœur avait été frappée avec quelque chose de dur et de lourd; puis, une fois renversée, on lui avait lancé à la tête ce quelque chose avec beaucoup de violence. En la relevant, Joe retrouva derrière elle un fer de forçat qui avait été limé en deux.
Après avoir examiné ce fer de son œil de forgeron, Joe déclara qu'il y avait déjà quelque temps qu'il avait été limé. Les cris et la rumeur parvinrent bientôt aux pontons, et les personnes qui en arrivèrent pour examiner le fer confirmèrent l'opinion de Joe; elles n'essayèrent pas de déterminer à quelle époque ce fer avait quitté les pontons, mais elles affirmèrent qu'il n'avait été porté par aucun des deux forçats échappés la veille; de plus, l'un des deux forçats avait déjà été repris et il ne s'était pas débarrassé de ses fers.
Sachant ce que je savais, je ne doutais pas que ce fer ne fût celui de mon forçat, ce même fer que je l'avais vu et entendu limer dans les marais. Cependant, je ne l'accusais pas d'en avoir fait usage contre ma sœur, mais je soupçonnais qu'il était tombé entre les mains d'Orlick ou de l'étranger, celui qui m'avait montré la lime, et que l'un de ces deux individus avait pu seul s'en servir d'une manière aussi cruelle.
Quant à Orlick, exactement comme il nous l'avait dit au moment où nous l'avions rencontré à la barrière, on l'avait vu en ville pendant toute la soirée; il était entré dans plusieurs tavernes avec diverses personnes, et il était revenu avec M. Wopsle et moi. Il n'y avait donc rien contre lui, si ce n'est la querelle, et ma sœur s'était querellée plus de mille fois avec lui, comme avec tout le monde. Quant à l'étranger, aucune dispute ne pouvait s'être élevée entre ma sœur et lui, s'il était venu réclamer ses deux banknotes, car elle était parfaitement disposée à les lui restituer. Il était d'ailleurs évident qu'il n'y avait pas eu d'altercation entre ma sœur et l'assaillant, qui était entré avec si peu de bruit et si inopinément, qu'elle avait été renversée avant d'avoir eu le temps de se retourner.
N'était-il pas horrible de penser que, sans le vouloir, j'avais procuré l'instrument du crime. Je souffrais l'impossible, en me demandant sans cesse si je ne ferais pas disparaître tout le charme de mon enfance en racontant à Joe tout ce qui s'était passé. Pendant les mois qui suivirent, chaque jour je répondais négativement à cette question, et, le lendemain, je recommençais à y réfléchir. Cette lutte venait, après tout, de ce que ce secret était maintenant un vieux secret pour moi; je l'avais nourri si longtemps, qu'il était devenu une partie de moi-même, et que je ne pouvais plus m'en séparer. En outre, j'avais la crainte qu'après avoir été la cause de tant de malheurs, je finirais probablement par m'aliéner Joe s'il me croyait. Mais me croirait-il? Ces réflexions me décidèrent à temporiser; je résolus de faire une confession pleine et entière si j'entrevoyais une nouvelle occasion d'aider à découvrir le coupable.
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