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L'abîme. Чарльз ДиккенсЧитать онлайн книгу.

L'abîme - Чарльз Диккенс


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ce qui concerne les repas, monsieur, – dit Madame Goldstraw, – aurai-je à m'en occuper pour un grand nombre de personnes ou pour vous seulement?

      – Si je puis mettre à exécution un vieux projet que j'ai mûri, – répliqua Wilding, – vous aurez beaucoup de monde à table. Je suis garçon, Madame Goldstraw, et je désire vivre avec toutes les personnes que j'emploie comme si elles étaient de ma famille. Jusqu'à ce que ce projet s'accomplisse, vous n'aurez à songer qu'à moi et à mon nouvel associé; je ne puis vous renseigner sur ce point quant à ce qui le concerne; mais, pour moi, je puis bien me donner à vous comme un homme d'habitudes régulières et d'un appétit invariable…

      – Et les déjeuners? – interrompit Madame Goldstraw, – y a-t-il quelque chose de particulier, monsieur, pour vos déjeuners?

      Elle s'interrompit elle-même et laissa sa phrase inachevée. Ses yeux se détournaient de son maître et se dirigeaient vers la cheminée et vers ce portrait de femme… Si Wilding n'eût pas tenu désormais pour certain que Madame Goldstraw était une personne expérimentée et sérieuse, il eût pu croire que ses pensées s'égaraient un peu depuis le commencement de cet entretien.

      – Je déjeune à huit heures, – dit-il; – j'ai une vertu et un vice: jamais je ne me fatigue de lard grillé et je suis extrêmement difficile quant à la fraîcheur des œufs.

      Le regard de Madame Goldstraw se reporta enfin vers lui, mais à défaut de son regard, l'esprit de la femme de charge était encore partagé entre son maître et le portrait…

      – Je prends du thé, – continua Wilding, – et peut-être suis-je un peu nerveux et enclin à l'impatience lorsque je le prends trop longtemps après qu'il a été fait… Si mon thé…

      Ce fut à son tour de s'arrêter tout net et de ne point achever sa phrase. S'il n'avait pas été engagé dans la discussion d'un sujet aussi intéressant que celui-là, Madame Goldstraw, en vérité, aurait pu croire que ses pensées, à lui aussi, commençaient à s'égarer.

      – Si votre thé attend, monsieur… – reprit-elle, renouant poliment le fil perdu de ce bizarre entretien.

      – Si mon thé?.. – répéta machinalement Wilding; il s'éloignait de plus en plus de son déjeuner; ses yeux se fixaient avec une curiosité croissante sur le visage de sa femme de charge. – Si mon thé!.. Mon Dieu, Madame Goldstraw, quels sont donc ces allures et ce son de voix que j'ai connus et que vous me rappelez? Ce souvenir me frappe aujourd'hui plus fortement encore que la première fois que je vous ai vue. Quel peut-il être?

      – Quel peut-il être?.. – répéta Madame Goldstraw.

      Ces derniers mots, elle les avait dits de l'air d'une personne qui songeait à tout autre chose. Wilding, qui ne cessait point de l'examiner, remarqua que ses yeux erraient sans cesse du côté de la cheminée. Il les vit se fixer sur le portrait de sa mère. En même temps les sourcils de Madame Goldstraw se contractèrent légèrement comme si elle faisait à cet instant un effort de mémoire dont elle avait à peine conscience.

      – Feu ma pauvre chère mère, – lui dit-il, – quand elle avait vingt-cinq ans.

      Madame Goldstraw le remercia d'un geste, pour la peine qu'il venait de prendre en lui nommant l'original de cette peinture. Son visage aussitôt se rasséréna. Elle ajouta poliment que ce portrait était celui d'une bien jolie dame.

      Wilding ne lui répondit pas. Il était déjà retombé dans cette perplexité qui le tourmentait depuis une heure et dont il ne pouvait plus se défendre. Encore une fois il tenta de rassembler sa mémoire. Où donc avait-il vu cet air de figure, où donc avait-il entendu ce son de voix que Madame Goldstraw lui rappelait si exactement?

      – Pardonnez-moi, – dit-il, – si je vous fais une nouvelle question, qui n'a trait ni à mon déjeuner ni à moi-même. Puis-je vous demander si vous n'avez jamais occupé d'autre position que celle de femme de charge?

      – Si vraiment, – répliqua-t-elle, – j'ai débuté dans la vie d'une tout autre manière. J'ai été gardienne à l'Hospice des Enfants Trouvés.

      – J'y suis! – s'écria Wilding en repoussant violemment son fauteuil et en se levant. – Par le ciel! ce sont les façons de ces excellentes femmes que les vôtres me rappellent si bien!

      Madame Goldstraw le regarda d'un air stupéfait et pâlit. Elle se contint pourtant, baissa les yeux, et se tut.

      – Qu'y a-t-il?.. – demanda Wilding. – Quelle est votre pensée?..

      – Monsieur, – balbutia la femme de charge, – dois-je conclure de ce que vous venez de dire, que vous ayez été aux Enfants Trouvés?

      – Certainement! – s'écria-t-il. – Je ne rougis pas de l'avouer.

      – Vous avez été aux Enfants?.. Sous le nom que vous portez aujourd'hui?

      – Sous le nom de Walter Wilding.

      – Et la dame?..

      Madame Goldstraw s'arrêta court, regardant encore le portrait. Ce regard exprimait maintenant, à ne point s'y méprendre, un vif sentiment d'alarme.

      – Vous voulez parler de ma mère, – dit Wilding.

      – Votre mère, – répéta-t-elle d'un air contraint, – votre mère vous a retiré de l'Hospice… Quel âge aviez-vous alors, monsieur?

      – Onze ans et demi, Madame Goldstraw… Oh! c'est une aventure romanesque.

      Il raconta l'histoire de la dame voilée qui lui avait parlé à l'Hospice, pendant le dîner des Enfants, et tout ce qui avait suivi cette rencontre. Il fit ce récit de ce ton communicatif, avec cet air de simplicité qu'il employait en toutes choses.

      – Ma pauvre chère mère, – continua-t-il, – n'aurait jamais pu me reconnaître, si elle n'avait su émouvoir par sa douleur une femme de la maison qui eut pitié d'elle. Cette femme lui promit de toucher du doigt le petit Walter Wilding, en faisant sa ronde dans la salle… Ce fut ainsi que je retrouvai ma pauvre chère mère, après avoir été séparé d'elle depuis que j'étais au monde. Et, je vous l'ai dit, j'avais alors plus de onze ans.

      Madame Goldstraw écoutait avec attention. Sa main, qu'elle avait posée sur la table, retomba inerte et froide sur ses genoux. Elle regarda fixement son nouveau maître, et son visage se couvrit d'une pâleur mortelle.

      – Qu'ayez-vous, – s'écria Wilding, – qu'est-ce que cette émotion veut dire?.. De grâce, savez-vous quelque autre chose du passé?.. Avez-vous été mêlée à quelque autre incident qu'on ne m'a point fait connaître? Je me souviens que ma mère m'a parlé d'une autre personne de la maison, envers qui elle avait contracté une dette éternelle de reconnaissance. Lorsqu'elle s'était séparée de moi à ma naissance, une gardienne avait eu l'humanité de lui apprendre le nom qu'on m'avait donné. Cette gardienne, c'était vous.

      – Que Dieu me pardonne! – répéta Madame Goldstraw, – c'était moi.

      – Que Dieu vous pardonne! – répéta Wilding épouvanté. – Et qu'avez-vous donc fait de mal en cette occasion?.. Expliquez-vous, Madame Goldstraw.

      – Je crois, – dit la femme de charge, – que nous ferions mieux d'en revenir à mes devoirs dans votre maison. Excusez-moi si je vous rappelle au sujet de notre entretien, monsieur. Vous déjeunez donc à huit heures?.. N'avez-vous pas l'habitude de faire un lunch?..

      – Un lunch! – fit Wilding.

      Cette terrible rougeur qui avait si fort effrayé, la veille, Bintrey, l'homme de loi, reparut sur le visage du jeune négociant. Wilding porta la main à sa tête. Visiblement il cherchait à remettre un peu d'ordre dans ses pensées avant que de reprendre la parole.

      – Vous me cachez quelque chose, – dit-il brusquement à Madame Goldstraw.

      – Je vous en prie, monsieur, faites-moi


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