Correspondance, 1812-1876 — Tome 5. Жорж СандЧитать онлайн книгу.
le repos du coeur de chaque jour. En compromettant et sacrifiant les aises de l'avenir? en méprisant mon argent qui voulait me tenter? Oui, c'est comme cela, et vous ne me donnerez pas tort, je parie.
Ai-je été prodigue pour cela? Non, puisque je n'ai pas fait comme la plupart de mes confrères en aliénant ma propriété, pour le plaisir de manger une centaine de mille francs par an. J'ai senti que, si j'eusse fait comme eux, je n'eusse rien avalé, mais j'aurais tout donné; car, en détail, j'ai bien donné au moins 500 000 francs sans compter les dots des enfants. J'ai mis le holà à mon entraînement, et mes enfants n'auront pas de reproches à me faire. J'ai résisté à la voix du socialisme mal entendu qui me criait que je faisais des réserves. Il y en a qu'il faut faire et on ne m'a pas ébranlée. Une théorie ne peut pas être appliquée sans réserve dans une société qui ne l'accepte pas. J'ai fait beaucoup d'ingrats, cela m'est égal. J'ai fait quelques heureux et sauvé quelques braves gens. Je n'ai pas fait d'établissements utiles: cela, je ne sais pas m'y prendre. Je suis plus méfiante du faux pauvre que je ne l'ai été.
Pour le moment, je n'ai absolument sur les bras qu'une famille de mourants à nourrir: père, mère, enfants, tout est malade; le père et la mère mourront, les enfants au moins ne mourront pas de faim. Mais à ceux-là, un peu sauvés, succédera un autre nid en déroute. Et puis, à la fin de l'année, j'ai eu à payer l'année du médecin et celle du pharmacien. Ceci est une grosse affaire, de 1500 à 2000 francs toujours. Le paysan d'ici n'est pas dans la dernière misère: il a une maison, un petit champ et ses journées; mais, s'il tombe malade, il est perdu. Les journées n'allant plus, le champ ne suffit pas s'il a des enfants; quant au médecin et aux remèdes, impossible à lui de les payer et il s'en passe si je ne suis pas là. Il fait des remèdes de sorcier, des remèdes de cheval, et il en meurt. La femme sans mari est perdue. Elle ne peut pas cultiver son champ, il faut un journalier payé. Il n'y a pas la moindre industrie dans nos campagnes. Les fonds de la commune consacrés à fournir des remèdes et à payer les médecins ne sont distribués qu'aux véritables indigents, qui sont peu nombreux. Donc, tous les prétendus aisés sont à deux doigts de l'indigence si je ne m'en mêle, et plusieurs gens bien respectables ne demandent pas et ne reçoivent qu'en secret. Nos bourgeois de campagne ne sont pas mauvais; ils rendent des services, donnent quelquefois des soins. Mais délier la bourse est une grande douleur en Berry, et, quand on a donné dix sous, on soupire longtemps. Les campagnes du Centre, sont véritablement abandonnées. C'est le pays du sommeil et de la mort. Ceci pour vous expliquer ce que l'on est obligé de faire quand on voit que de plus riches font peu et que de moins riches ne font rien. On a créé à Châteauroux une manufacture de tabac qui soulage beaucoup d'ouvriers et emploie beaucoup de femmes; mais ces bienfaits-là n'arrivent pas jusqu'à nos campagnes.
DXLV
AU MÊME
Nohant; 8 février 1864.
Mon brave et bon ami, J'ai fini ma grosse tâche, et, avant que j'en commence une autre, je viens causer avec vous. Qu'est-ce que nous disions? Si la liberté de droit et la liberté de fait pouvaient exister simultanément? Hélas! tout ce qu'il y a de beau et de bon pourra exister quand on le voudra; mais il faut d'abord que tous le comprennent, et le meilleur des gouvernements, de quelque nom qu'il s'appelle, sera celui qui enseignera aux hommes à s'affranchir eux-mêmes en voulant affranchir les autres au même degré.
Vous vouliez me faire des questions, faites-m'en, afin que je vous demande de m'aider à vous répondre; car je ne crois pas rien savoir de plus que vous, et tout ce que j'ai essayé de savoir, c'est de mettre de l'ordre dans mes idées, par conséquent de l'ensemble dans mes croyances. Si vous me parlez philosophie et religion, ce qui pour moi est une seule et même chose, je saurai vous dire ce que je crois; politique, c'est autre chose: c'est là une science au jour le jour, qui n'a d'ensemble et d'unité qu'autant qu'elle est dirigée par des principes plus élevés que le courant des choses et les moeurs du moment. Cette science, dans son application, consiste donc à tâter chaque jour le pouls à la société, et à savoir quelle dose d'amélioration sa maladie est capable de supporter sans crise trop violente et trop périlleuse. Pour être ce bon médecin, il faut plus que la science des principes, il faut une science pratique qui se trouve dans de fortes têtes ou dans des assemblées libres, inspirées, par une grande bonne foi. Je ne peux pas avoir cette science-là, vivant avec les idées plus qu'avec les hommes, et, si je vous dis mon idéal, vous ne tiendrez pas pour cela les moyens pratiques; vous ne les jugerez vraiment, ces moyens, que par les tentatives qui passeront devant vos yeux et qui vous feront peser la force ou la faiblesse de l'humanité à un moment donné. Pour être un sage politique, il faudrait, je crois, être imbu, avant tout et par-dessus tout, de la foi au progrès, et ne pas s'embarrasser des pas en arrière qui n'empêchent pas le pas en avant du lendemain. Mais cette foi n'éclaire presque jamais les monarchies, et c'est pour, cela que je leur préfère les républiques, où les plus grandes fautes ont en elles un principe réparateur, le besoin, la nécessité d'avancer ou de tomber. Elles tombent lourdement, me direz-vous; oui, elles tombent plus vite que les monarchies, et toujours pour la même cause, c'est qu'elles veulent s'arrêter, et que l'esprit humain qui s'arrête se brise. Regardez en vous-même, voyez ce qui vous soutient, ce qui vous fait vivre fortement, ce qui vous fera vivre très longtemps, c'est votre incessante activité. Les sociétés ne diffèrent pas des individus.
Pourtant vous êtes prudent et vous savez que, si votre activité dépasse la mesure de vos forces, elle vous tuera; même danger pour le travail des rénovations sociales; et impossible, je crois, de préserver la marche de l'humanité de ces trop et de ces trop peu alternatifs qui la menacent et l'éprouvent sans cesse. Que faire? direz-vous. Croire qu'il y a toujours, quand même, une bonne route à chercher et que l'humanité la trouvera, et ne jamais dire. Il n'y en a pas, il n'y en aura pas.
Je crois que l'humanité est aussi capable de grandir en science, en raison et en vertu, que quelques individus qui prennent l'avance. Je la vois, je la sais très corrompue, affreusement malade, je ne doute pas d'elle pourtant. Elle m'impatiente tous les matins, je me réconcilie avec elle tous les soirs. Aussi n'ai-je pas de rancune contre ses fautes, et mes colères ne m'empêcheront jamais d'être jour et nuit à son service. Passons l'éponge sur les misères, les erreurs, les fautes de tels ou tels, de quelque opinion qu'ils soient ou qu'ils aient été, s'ils ont dans le coeur des principes de progrès ardents et sincères. Quant aux hypocrites et aux exploiteurs, qu'en peut-on dire? Rien; c'est le fléau dont il faut se préserver, mais ce qu'ils font sous une bannière ou sous une autre ne peut être attribué à la cause qu'ils proclament et qu'ils feignent de servir.
Quand nous mettrons de l'ordre dans notre catéchisme par causerie, il faudra bien que nous commencions par le commencement et que, avant de nous demander quels sont les droits de l'homme en société, nous nous demandions quels sont les devoirs de l'homme sur la terre, et cela nous fera remonter plus haut que république et monarchie, vous verrez. Il nous faudra aller jusqu'à Dieu, sans la notion duquel rien ne s'explique et ne se résout; nous voilà embarqués sur un rude chemin, prenez-y garde! mais je ne recule pas si le coeur vous en dit.
Bonsoir pour ce soir, cher ami, et à vous de coeur et de tout bon vouloir.
G. SAND.
DXLVI
A MAURICE SAND, A NOHANT
Paris, 21 février 1864.
Chers enfants, Je croyais bien avoir répondu à votre question. Comment, si je veux être marraine de mon Cocoton? Je crois bien! Si c'était comme catholique, je dirais: «Non! ça porte malheur.» Mais l'Église libre, c'est différent, et vous ne deviez pas douter un instant de mon adhésion.
On commence à travailler sérieusement à l'Odéon. Mais on a perdu tant de temps, que nous ne serons pas prêts avant la fin du mois, et peut-être le 2 ou le 3 mars. Voilà ce qu'ils reconnaissent aujourd'hui. Mais je ne veux pas vous ennuyer de mes ennuis; ils ne sont pas minces, et vous seriez étonnés de la provision de patience que je fais tous les matins pour la journée.
J'ai