Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4). Жорж СандЧитать онлайн книгу.
ans parmi eux, et n'eut jamais qu'à s'en louer. Deschartres, avec son caractère irritable et son amour-propre chatouilleux, n'eut pas avec eux la vie aussi douce, et je l'ai toujours entendu réclamer contre la ruse, la friponnerie et la stupidité du paysan. Ma grand'mère réparait ses bévues, et lui, par le zèle et l'humanité qui vivaient au fond de son cœur, il se fit pardonner ses prétentions ridicules et les emportemens injustes de son tempérament.
J'aurai à revenir souvent sur le chapitre des gens de campagne, comme ils s'intitulent eux-mêmes: car, depuis la révolution, l'épithète de paysan leur est devenue injurieuse, synonyme de butor et de mal appris.
Ma grand'mère passa plusieurs années à Nohant, occupée à continuer avec Deschartres l'éducation de mon père, et à mettre de l'ordre dans sa situation matérielle. Quant à sa situation morale, elle est bien tracée dans une page de son écriture que je retrouve et qui se rapporte à cette époque. Je ne garantis pas que cette page soit d'elle. Elle avait l'habitude de copier des fragmens ou de faire des extraits de ses lectures. Quoi qu'il en soit, les réflexions que je vais transcrire peignent très bien l'état moral de toute une caste de la société après la Terreur.
«On est fondé à contester le jugement rigoureux de l'Europe, qui, à la vue de toutes les horreurs dont la France a été le théâtre, se permet de les attribuer à un caractère particulier et à la perversité innée d'une si nombreuse portion d'un grand peuple. Dieu garde les autres nations d'être jamais instruites par leur expérience des fureurs dont les hommes de tous les pays sont susceptibles quand ils ne sont plus retenus par aucun lien, quand on a donné au rouage social une si violente secousse que personne ne sait plus où il est, ne voit plus les mêmes objets et ne peut plus se confier à ses anciennes opinions. Tout changera peut-être si le gouvernement devient meilleur, s'il se rasseoit et s'il renonce à se jouer de la faiblesse des hommes. Hélas! recherchons l'espérance, puisque nos souvenirs nous tuent. Courons après l'avenir, puisque le présent est dépourvu de consolation. Et vous qui devez guider le jugement de la postérité, vous qui souvent le fixez pour toujours, écrivains de l'histoire, suspendez vos récits afin de pouvoir en adoucir l'impression par le signalement d'une régénération et d'un repentir. N'achevez pas au moins votre tableau avant de pouvoir indiquer la première lueur de l'aurore dans le lointain de cette effroyable nuit. Parlez du courage des Français, parlez de leur vaillance, et jetez, s'il se peut, un voile sur les actions qui ont souillé leur gloire et terni l'éclat de leurs triomphes!
«Les Français ont tous la fatigue du malheur. Ils ont été brisés ou courbés par des événemens d'une force surnaturelle, et après avoir éprouvé la rigueur d'une lourde oppression, ils ne forment plus aucun des souhaits qui appartiennent à une situation différente; leurs vœux sont bornés, leurs désirs sont restreints, et ils seront contens s'ils peuvent croire à la suspension de leurs inquiétudes. Une horrible tyrannie les a préparés à compter parmi les biens la sûreté de la vie.
«L'esprit public s'est affaibli et languira longtemps, effet inévitable d'une catastrophe inouïe et d'une persécution sans modèle. On a tellement vécu de ses peines qu'on a perdu l'habitude de s'associer à l'intérêt général. Les dangers personnels, quand ils atteignent une certaine limite, bouleversent tous les rapports, et l'oubli de l'espérance change presque notre nature. Il faut un peu de bonheur pour se livrer à l'amour de la communauté. Il faut un peu de superflu de soi pour donner quelque chose de soi aux autres»...
Quel que soit l'auteur de ce fragment, il n'est pas sans beauté, et ma grand'mère était fort capable de l'écrire. C'était du moins l'expression de sa pensée, si tant est qu'elle n'eût pris que la peine de le copier. Il y a aussi de la vérité dans ce tableau de l'époque et une justice relative dans les plaintes de ceux qui ont souffert sans utilité apparente. Enfin il y a une sorte de grandeur à eux de reprocher au gouvernement révolutionnaire plutôt la perte de leur ame que celle de leur vie.
Mais il y a aussi une contradiction manifeste comme il s'en trouve toujours dans les jugemens de l'intérêt particulier. Il y est dit que les Français ont été grands par le courage, par la victoire, ce qui suppose un grand élan donné au patriotisme; tout aussitôt l'auteur présente la peinture de l'abattement et de l'égoïsme qui s'emparent de ces mêmes Français devenus insensibles aux peines d'autrui pour avoir trop souffert eux-mêmes. — C'est que ce ne furent pas les mêmes Français, voilà tout. Les heureux d'hier, ceux qui avaient longtemps disposé du bonheur d'autrui, durent faire un grand effort pour s'habituer à un sort précaire. Les meilleurs d'entre eux, ma grand'mère, par exemple, gémirent de n'avoir plus rien à donner, et de voir des souffrances qu'ils ne pouvaient plus soulager. En leur ôtant la fonction de bienfaiteurs du pauvre, on les contristait profondément, et les bienfaits de la société renouvelée n'étaient pas sensibles encore. Ils pouvaient l'être d'autant moins que cette régénération avortait en naissant, que la bourgeoisie prenait le dessus, et qu'à l'époque où ma grand'mère jugeait la société, elle agissait sans s'en rendre compte à l'agonie des droits et des espérances du peuple.
Quant aux Français des Armées, ils étaient nécessairement les amis de tout ce qui était resté en France. Ils défendaient et le peuple et la bourgeoisie, et la noblesse patriote. Héroïques martyrs de la liberté, ils avaient une mission incontestable et glorieuse dans tous les temps, à tous les points de vue, celle de garder le territoire national; sans doute le feu sacré n'était point perdu sur cette terre de France qui produisait en un clin d'œil de pareilles armées.
Par contraste avec l'éloquente lamentation que je viens de rapporter, je citerai de nouveaux fragmens de la correspondance de mon père, où l'époque se montre telle qu'elle fut à la surface, au lendemain du régime austère de la Convention. Ce tableau donne un démenti aux prédictions tristes du fragment. On y voit la légèreté, l'enivrement, la téméraire insouciance de la jeunesse, avide de ressaisir les amusemens dont elle a été longtemps sevrée, la noblesse retournant à Paris demi-morte, demi-ruinée, mais préférant à l'austère vie des châteaux le spectacle du triomphe de la bourgeoisie; le luxe exploité par les nouveaux pouvoirs comme moyen de réaction; le peuple lui-même perdant la tête et donnant la main au retour du passé.
La France offrait d'ailleurs à ce moment-là l'étrange spectacle d'une société qui veut sortir de l'anarchie et qui ne sait encore si elle se servira du passé ou si elle comptera sur l'avenir pour retrouver les formes qui garantissent l'ordre et la sûreté individuelle. L'esprit public s'en allait. Il ne vivait plus que dans les armées. La réaction elle-même, cette réaction royaliste, aussi cruelle et aussi sanglante que les excès du jacobinisme, commençait à s'apaiser. La Vendée avait rendu le dernier soupir en Berry, à l'affaire de Palluau (mai 96). Un chef royaliste du nom de Dupin, mais qui n'était pas notre parent, que je sache, avait organisé cette dernière tentative. Mon père eût été d'âge alors à s'en mêler, si telle eût été son opinion, et la bravoure ne lui eût pas manqué pour un effort désespéré. Mais mon père n'était pas royaliste et ne le fut jamais. Quel que fût l'avenir (et, à cette époque, malgré les victoires de Bonaparte en Italie, nul ne prévoyait le retour du despotisme), cet enfant condamnait et abjurait le passé sans arrière-pensée, sans regret aucun. Sa mère et lui, purs de toute participation secrète, de toute complicité morale avec les fureurs des partis et les vengeances intéressées, se laissaient bercer par le flot encore agité des derniers frémissemens populaires. Ils attendaient les événemens, elle, les jugeant avec une impartialité philosophique; lui, désirant l'indépendance de la patrie et le règne des théories incomplètes mais généreuses des écrivains du dix-huitième siècle. Bientôt il devait aller chercher à l'armée le dernier souffle de cette vie républicaine, et, comme sa mère était quelquefois effrayée des aspirations qui lui échappaient, elle cherchait à l'en distraire par les douces jouissances de l'art et l'attrait de distractions permises.
Quelques mots sur la personne de mon père avant de le faire parler en 96. Depuis 1794, il avait beaucoup étudié avec Deschartres, mais il n'était pas devenu fort en fait d'études classiques. C'était une nature d'artiste, et il n'y avait que les leçons de sa mère qui lui profitassent. La musique, les langues vivantes, la déclamation, le dessin, la littérature avaient pour lui un attrait