Ivanhoe. 1. Le retour du croisé. Вальтер СкоттЧитать онлайн книгу.
réunis suffiraient pour jeter quelque jour sur les habitudes domestiques de nos pères. Si j'échoue dans mon entreprise, je n'en garde pas moins la conviction qu'avec un peu plus de travail et d'art pour mettre en oeuvre ces matériaux, une main plus habile serait aussi plus heureuse dans leur emploi, grâce aux éclaircissemens du docteur Henry 7, de M. Strutt, et surtout de M. Sharon Turner. Je proteste donc par avance contre tout argument qui serait fondé sur l'insuccès de ma tentative.
D'un autre coté, j'ai déjà dit que, si une peinture fidèle des anciennes moeurs anglaises était offerte à mes compatriotes, je leur suppose trop de bon sens et des dispositions trop favorables, pour douter qu'elle ne reçût un accueil bienveillant. Leur indulgence et leur bon goût en sont d'irrécusables garans.
Ayant ainsi répondu de mon mieux à la première classe de vos objections, ou du moins ayant manifesté la résolution de franchir les barrières qu'avait élevées votre prudence, je serai court sur ce qui m'est particulier. Vous parûtes être d'opinion que la position d'un antiquaire adonné à des recherches sérieuses, et de plus, comme le vulgaire le dira quelquefois, minutieuses et fatigantes, serait regardée comme un motif d'incapacité pour composer avec succès une histoire de ce genre. Mais permettez-moi de vous dire, mon cher docteur, que cette objection est plus spécieuse que solide. Il est vrai que ces compositions futiles ne pourraient convenir au génie plus sérieux de notre ami M. Oldbuck. Cependant Horace Walpole écrivit un conte de revenant qui a remué bien des entrailles, et Georges Ellis 8 sut transporter tout le charme de son humeur enjouée, aussi aimable que peu commune, dans son Abrégé des anciens romans poétiques; de manière que, si je dois avoir sujet quelque jour de regretter mon audace, j'ai du moins en ma faveur ces honorables précédens.
Néanmoins, l'antiquaire, plus sévère, peut penser qu'en mêlant ainsi la fiction à la vérité, je corromps la source de l'histoire par de modernes inventions, et que je donne à la génération nouvelle de fausses idées sur le siècle que je décris. Je ne puis qu'avouer en un sens la force de cet argument, mais j'espère l'écarter par les considérations suivantes.
Sans doute je ne saurais ni ne veux prétendre à une observation exacte, même en ce qui touche le costume extérieur, et encore moins pour la langue et les moeurs; mais le même motif qui m'empêche d'écrire les dialogues de mon drame en anglo-saxon ou en normand-français, comme aussi de publier cet essai avec les caractères d'imprimerie de Caxton ou de Wynken de Worde 9, me défend également de me restreindre dans les bornes de la période où je fixe mon histoire. Pour exciter un intérêt quelconque, il est indispensable que le sujet choisi se traduise, pour ainsi dire, dans les moeurs et l'idiome du siècle où nous vivons. Jamais la littérature orientale n'a fait une illusion pareille à celle que produisit la première traduction, par M. Galland, des Mille et une Nuits, dans lesquelles, en conservant d'un côté la splendeur du costume, et de l'autre la bizarrerie des fictions de l'Orient, il mêla des expressions et des sentimens si naturels, qu'il les rendit intelligibles et intéressantes, en même temps qu'il abrégeait les longs récits, changeait les réflexions monotones, et rejetait les répétitions sans fin de l'original arabe. Aussi ces contes, bien que moins purement orientaux que dans leur source primitive, s'assortirent beaucoup mieux au goût européen, et obtinrent un degré de faveur populaire qu'ils n'eussent jamais atteint si les moeurs et le style n'avaient en quelque sorte été appropriés aux idées et aux habitudes des lecteurs d'Occident.
En faveur de ceux qui, en grand nombre, vont, j'aime à le croire, lire cet ouvrage avec avidité, j'ai tellement expliqué les moeurs anciennes dans un langage moderne, j'ai détaillé avec un si grand soin les caractères et les sentimens de mes héros, que personne ne se trouvera, j'espère, arrêté par la sécheresse accablante de l'antiquité; et je crois n'avoir point en ceci excédé la licence accordée à l'auteur d'une compilation romanesque. Feu M. Strutt, dans son roman de Queen-Hoo-Hall, a agi d'après un autre principe; et, en voulant distinguer l'ancien du moderne, cet antiquaire habile a oublié, selon moi, qu'il y a dans les moeurs et les sentimens modernes certains rapports communs à nos ancêtres, qui nous sont parvenus sans altération, ou qui, tirant leur origine d'une même nature, doivent avoir également existé dans toutes les phases sociales. Cet homme de talent, cet antiquaire si érudit, a limité de la sorte le succès de son livre, en excluant tout ce qui n'était pas assez suranné pour être en même temps oublié et inintelligible. La licence que je voudrais essayer de justifier, dans cette occurrence, est si nécessaire à l'exécution de mon plan, que je sollicite de votre patience la permission d'expliquer encore mieux mon argument, s'il m'est possible.
Celui qui, pour la première fois, ouvre Chaucer ou tout autre poète du moyen âge, est si frappé de l'orthographe surannée, de la multiplicité des consonnes, et de la forme antique du langage, qu'il veut jeter le livre de désespoir, comme trop empreint de la rouille des âges pour lui permettre de juger son mérite ou de sentir les beautés qu'il renferme. Mais, si quelque ami plus savant lui découvre que les difficultés qui l'effraient sont plus apparentes que réelles; si, en lui lisant à haute voix ou en réduisant les mots ordinaires à l'orthographe moderne, il lui prouve qu'il n'y a guère qu'un dixième des expressions qui soit tombé de fait en désuétude, le novice peut être aisément persuadé qu'il se rapproche de l'anglais vierge encore 10, et que dès lors un peu de patience le mettra à même de goûter les compositions tour à tour plaisantes et pathétiques par lesquelles le bon Geoffrey 11 émerveillait le siècle de Crécy et de Poitiers.
Poursuivons cette comparaison un peu plus loin: Si notre néophyte, plein d'un nouvel amour de l'antiquité, entreprenait d'imiter ce que l'on vient de lui apprendre à admirer, s'il allait choisir dans le glossaire les vieux mots qu'il renferme, pour s'en servir à l'exclusion des autres, il faut convenir qu'il agirait bien à rebours. Ce fut l'erreur de l'infortuné Chatterton 12. Pour donner à son style une couleur antique, il rejeta toute expression moderne, et enfanta un dialecte différent de tous ceux qu'on eût jamais parlés dans la Grande-Bretagne. Celui qui voudra imiter l'ancien idiome avec succès s'attachera plutôt à son caractère grammatical, à ses tours de phrase, qu'à un choix laborieux de termes extraordinaires et surannés, qui, comme je l'ai déjà dit, ne sont, eu égard aux expressions encore en usage, que dans la proportion de un à dix, quoique peut-être un peu différens par le sens et par l'orthographe.
Ce que j'ai dit du langage s'applique bien plus encore aux sentimens et aux coutumes. Les passions, d'où les sentimens et les usages découlent avec toutes leurs modifications, sont généralement les mêmes dans tous les rangs, dans toutes les conditions, dans tous les pays et tous les siècles, et il s'ensuit naturellement que les opinions, les habitudes d'idées et les actions, bien que dominées par l'état particulier de la société, doivent en définitive présenter une ressemblance entre elles. Nos ancêtres n'étaient certainement pas plus différens de nous que les juifs ne le sont des chrétiens: ils avaient «des yeux, des mains, des organes, des sens, des affections, des passions, comme nous; ils étaient nourris des mêmes alimens, blessés des mêmes armes, sujets aux mêmes maladies, réchauffés par le même été et refroidis par le même hiver 13.» Leurs affections et leurs sentimens ont dû, par conséquent, se rapprocher des nôtres.
Ainsi, dans les matériaux que l'on peut faire entrer dans un ouvrage d'imagination tel que celui que j'ai essayé, l'auteur verra qu'une grande partie du langage et des moeurs serait aussi bien applicable au temps présent qu'à celui où se trouve le lieu des événemens qu'il raconte: la liberté du choix est donc plus grande pour lui, et la difficulté de sa tâche bien moindre qu'il ne le semblait d'abord. Pour emprunter une comparaison à un autre art, on peut dire des détails d'antiquités, qu'ils offrent les traits particuliers d'un paysage tracé par le pinceau. La tour féodale doit apparaître majestueusement; les figures mises en scène doivent se montrer avec le costume et le caractère de leur siècle; le tableau doit offrir les aspects particuliers du site avec ses rocs élevés ou la descente rapide de ses eaux en cascades. Le coloris général doit être aussi
7
Henry, auteur d'une
8
Oldbuck, Horace Walpole et George Ellis, célèbres romanciers. A. M.
9
Anciens typographes anglais.
10
Le texte porte:
11
Prénom de Chaucer. A. M.
12
Le Gilbert anglais.
13
Shakspeare, citations du