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Une page d'amour. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

Une page d'amour - Emile Zola


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Deberle tapa alors amicalement sur l'épaule de Malignon. Il voulut que sa femme rentrât, parce que décidément il faisait trop frais. Et, prenant Lucien, il l'emporta lui-même, en le couvrant de baisers.

      V

      Les deux fenêtres de la chambre étaient grande ouvertes, et Paris, dans l'abîme qui se creusait au pied de la maison, bâtie à pic sur la hauteur, déroulait sa plaine immense. Dix heures sonnaient, la belle matinée de février avait une douceur et une odeur de printemps.

      Hélène, allongée sur sa chaise longue, le genou encore emmailloté de bandes, lisait devant une des fenêtres. Elle ne souffrait plus; mais, depuis huit jours, elle était clouée là, ne pouvant même travailler à son ouvrage de couture habituel. Ne sachant que faire, elle avait ouvert un livre traînant sur le guéridon, elle qui ne lisait jamais. C'était le livre dont elle se servait chaque soir pour masquer la veilleuse, le seul qu'elle eût sorti en dix-huit mois de la petite bibliothèque, garnie par M. Rambaud d'ouvrages honnêtes. D'ordinaire, les romans lui semblaient faux et puérils. Celui-là, l'Ivanhoé de Walter Scott, l'avait d'abord fort ennuyée. Puis, une curiosité singulière lui était venue. Elle l'achevait, attendrie parfois, prise d'une lassitude, et elle le laissait tomber de ses mains pendant de longues minutes, les regards fixés sur le vaste horizon.

      Ce matin-là, Paris mettait une paresse souriante à s'éveiller. Une vapeur, qui suivait la vallée de la Seine, avait noyé les deux rives. C'était une buée légère, comme laiteuse, que le soleil peu à peu grandi éclairait. On ne distinguait rien de la ville, sous cette mousseline flottante, couleur du temps. Dans les creux, le nuage épaissi se fonçait d'une teinte bleuâtre, tandis que, sur de larges espaces, des transparences se faisaient, d'une finesse extrême, poussière dorée où l'on devinait l'enfoncement des rues; et, plus haut, des dômes et des flèches déchiraient le brouillard, dressant leurs silhouettes grises, enveloppés encore des lambeaux de la brume qu'ils trouaient. Par instants, des pans de fumée jaune se détachaient avec le coup d'aile lourd d'un oiseau géant, puis se fondaient dans l'air qui semblait les boire. Et, au-dessus de cette immensité, de cette nuée descendue et endormie sur Paris, un ciel très-pur, d'un bleu effacé, presque blanc, déployait sa voûte profonde. Le soleil montait dans un poudroiement adouci de rayons. Une clarté blonde, du blond vague de l'enfance, se brisait en pluie, emplissait l'espace de son frisson tiède. C'était une fête, une paix souveraine et une gaieté tendre de l'infini, pendant que la ville, criblée de flèches d'or, paresseuse et somnolente, ne se décidait point à se montrer sous ses dentelles.

      Hélène, depuis huit jours, avait cette distraction du grand Paris élargi devant elle. Jamais elle ne s'en lassait. Il était insondable et changeant comme un océan, candide le matin et incendié le soir, prenant les joies et les tristesses des cieux qu'il reflétait. Un coup de soleil lui faisait rouler des flots d'or, un nuage l'assombrissait et soulevait en lui des tempêtes. Toujours, il se renouvelait: c'étaient des calmes plats, couleur orange, des coups de vent qui d'une heure à l'autre plombaient l'étendue, des temps vifs et clairs allumant une lueur à la crête de chaque toiture, des averses noyant le ciel et la terre, effaçant l'horizon dans la débâcle d'un chaos. Hélène goûtait là toutes les mélancolies et tous les espoirs du large; elle croyait même en recevoir au visage le souffle fort, la senteur amère; et il n'était pas jusqu'au grondement continu de la ville qui ne lui apportât l'illusion de la marée montante, battant contre les rochers d'une falaise.

      Le livre glissa de ses mains. Elle rêvait, les yeux perdus. Quand elle le lâchait ainsi, c'était par un besoin de ne pas continuer, de comprendre et d'attendre. Elle prenait une jouissance à ne point satisfaire tout de suite sa curiosité. Le récit la gonflait d'une émotion qui l'étouffait. Paris, justement, ce matin-là, avait la joie et le trouble vague de son coeur. Il y avait là un grand charme: ignorer, deviner à demi, s'abandonner à une lente initiation, avec le sentiment obscur qu'elle recommençait sa jeunesse.

      Comme ces romans mentaient! Elle avait bien raison de ne jamais en lire. C'étaient des fables bonnes pour les têtes vides, qui n'ont point le sentiment exact de la vie. Et elle restait séduite pourtant, elle songeait invinciblement au chevalier Ivanhoé, si passionnément aimé de deux femmes, Rébecca, la belle juive, et la noble lady Rowena. Il lui semblait qu'elle aurait aimé avec la fierté et la sérénité patiente de cette dernière. Aimer, aimer! et ce mot qu'elle ne prononçait pas, qui de lui-même vibrait en elle, l'étonnait et la faisait sourire. Au loin, des flocons pâles nageaient sur Paris, emportés par une brise, pareils à une bande de cygnes. De grandes nappes de brouillard se déplaçaient; un instant, la rive gauche apparut, tremblante et voilée, comme une ville féerique aperçue en songe; mais une masse de vapeur s'écroula, et cette ville fut engloutie sous le débordement d'une inondation. Maintenant, les vapeurs, également épandues sur tous les quartiers, arrondissaient un beau lac, aux eaux blanches et unies. Seul, un courant plus épais marquait d'une courbe grise le cours de la Seine. Lentement, sur ces eaux blanches, si calmes, des ombres semblaient faire voyager des vaisseaux aux voiles roses, que la jeune femme suivait d'un regard songeur. Aimer, aimer! et elle souriait à son rêve qui flottait.

      Cependant, Hélène reprit son livre. Elle en était à cet épisode de l'attaque du château, lorsque Rébecca soigne Ivanhoé blessé et le renseigne sur la bataille, qu'elle suit par une fenêtre. Elle se sentait dans un beau mensonge, elle s'y promenait comme dans un jardin idéal, aux fruits d'or, où elle buvait toutes les illusions. Puis, à la fin de la scène, quand Rébecca, enveloppée de son voile, exhale sa tendresse auprès du chevalier endormi, Hélène de nouveau laissa tomber le volume, le coeur si gonflé d'émotion, qu'elle ne pouvait continuer.

      Mon Dieu! était-ce vrai, toutes ces choses? Et, renversée dans sa chaise longue, engourdie par l'immobilité qu'il lui fallait garder, elle contemplait Paris noyé et mystérieux, sous le soleil blond. Alors, évoquée par les pages du roman, sa propre existence se dressa. Elle se vit jeune fille, à Marseille, chez son père, le chapelier Mouret. La rue des Petites-Mariés était noire, et la maison, avec sa cuve d'eau bouillante, pour la fabrication des chapeaux, exhalait, même par les beaux temps, une odeur fade d'humidité. Elle vit aussi sa mère, toujours malade, qui la baisait de ses lèvres pâles, sans parler. Jamais elle n'avait aperçu un rayon de soleil dans sa chambre d'enfant. On travaillait beaucoup autour d'elle, on gagnait rudement une aisance ouvrière. Pais, c'était tout; jusqu'à son mariage, rien ne tranchait dans cette succession de jours semblables. Un matin, comme elle revenait du marché avec sa mère, elle avait heurté le fils Grandjean de son panier plein de légumes. Charles s'était retourné et les avait suivies. Tout le roman de ses amours tenait là. Pendant trois mois, elle le rencontra sans cesse, humble et gauche, n'osant l'aborder. Elle avait seize ans, elle était un peu fière de cet amoureux, qu'elle savait d'une famille riche. Mais elle le trouvait laid, elle riait de lui souvent, et dormait des nuits paisibles dans l'ombre de la grande maison humide. Puis, on les avait mariés. Ce mariage l'étonnait encore. Charles l'adorait, se mettait par terre, le soir, quand elle se couchait, pour baiser ses pieds nus. Elle souriait, pleine d'amitié, en lui reprochant d'être bien enfant. Alors, une vie grise avait recommencé. Pendant douze ans, elle ne se souvenait pas d'une secousse. Elle était très-calme et très-heureuse, sans une fièvre de la chair ni du coeur, enfoncée dans les soucis quotidiens d'un ménage pauvre. Charles baisait toujours ses pieds de marbre, tandis qu'elle se montrait indulgente et maternelle pour lui. Rien de plus. Et elle vit brusquement la chambre de l'hôtel du Var, son mari mort, sa robe de veuve étalée sur une chaise. Elle avait pleuré comme le soir d'hiver où sa mère était morte. Ensuite, les jours avaient coulé encore. Depuis deux mois, avec sa fille, elle se sentait de nouveau très-heureuse et très-calme. Mon Dieu! était-ce tout? et que disait donc ce livre, lorsqu'il parlait de ces grands amours qui éclairent toute une existence? À l'horizon, sur le lac dormant, de longs frissons couraient. Puis, le lac, tout d'un coup, parut crever; des fentes se faisaient, et il y avait, d'un bout à l'autre, un craquement qui annonçait la débâcle. Le soleil, plus haut, dans la gloire triomphante de ses rayons, attaquait victorieusement le brouillard. Peu à peu, le grand lac semblait se tarir, comme si quelque déversoir invisible eût vidé la plaine. Les vapeurs, tout à l'heure si profondes, s'amincissaient, devenaient transparentes en prenant les colorations vives de l'arc-en-ciel. Toute la rive gauche était d'un


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