Le Docteur Pascal. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
l'antagonisme sourd qui les divisait, semblait s'en être allé. Jamais ils n'avaient éprouvé une pareille douceur, à se sentir si unis, inséparables. En eux, il y avait comme un réveil de santé après une maladie, un espoir et une joie de vivre. Ils restèrent longtemps dans la nuit chaude, sous les platanes, à écouter le fin cristal de la fontaine. Et ils ne parlaient même pas, ils goûtaient profondément le bonheur d'être ensemble.
IV
Huit jours plus tard, la maison était retombée au malaise. Pascal et Clotilde, de nouveau, restaient des après-midi entières à se bouder; et il y avait des sautes continuelles d'humeurs. Martine elle-même vivait irritée. Le ménage à trois devenait un enfer.
Puis, brusquement, tout s'aggrava encore. Un capucin de grande sainteté, comme il en passe souvent dans les villes du Midi, était venu à Plassans faire une retraite. La chaire de Saint-Saturnin retentissait des éclats de sa voix. C'était une sorte d'apôtre, une éloquence populaire et enflammée, une parole fleurie, abondante en images. Et il prêchait sur le néant de la science moderne, dans une envolée mystique extraordinaire, niant la réalité de ce monde, ouvrant l'inconnu, le mystère de l'au delà. Toutes les dévotes de la ville en étaient bouleversées.
Dès le premier soir, comme Clotilde, accompagnée de Martine, avait assisté au sermon, Pascal s'aperçut de la fièvre qu'elle rapportait. Les jours suivants, elle se passionna, revint plus tard, après être restée une heure en prière, dans le coin noir d'une chapelle. Elle ne sortait plus de l'église, rentrait brisée, avec des yeux luisants de voyante; et les paroles ardentes du capucin la hantaient. De la colère et du mépris semblaient lui être venus pour les gens et les choses.
Pascal, inquiet, voulut avoir une explication avec Martine. Il descendit, un matin, de bonne heure, comme elle balayait la salle à manger.
– Vous savez que je vous laisse libres, Clotilde et vous, d'aller à l'église, si cela vous plaît. Je n'entends peser sur la conscience de personne… Mais je ne veux pas que vous me la rendiez malade.
La servante, sans arrêter son balai, répondit sourdement:
– Les gens malades sont peut-être bien ceux qui ne croient pas l'être.
Elle avait dit cela d'un tel air de conviction, qu'il se mit à sourire.
– Oui, c'est moi qui suis l'esprit infirme, dont vous implorez la conversion, tandis que vous autres possédez la bonne santé et l'entière sagesse… Martine, si vous continuez à me torturer et à vous torturer vous-mêmes, je me fâcherai.
Il avait parlé d'une voix si désespérée et si rude, que la servante s'arrêta du coup, le regarda en face. Une tendresse infinie, une désolation immense passèrent sur son visage usé de vieille fille, cloîtrée dans son service. Et des larmes emplirent ses yeux, elle se sauva en bégayant:
– Ah! monsieur, vous ne nous aimez pas!
Alors, Pascal resta désarmé, envahi d'une tristesse croissante. Son remords augmentait de s'être montré tolérant, de n'avoir pas dirigé en maître absolu l'éducation et l'instruction de Clotilde. Dans sa croyance que les arbres poussaient droit, quand on ne les gênait point, il lui avait permis de grandir à sa guise, après lui avoir appris simplement à lire et à écrire. C'était sans plan conçu à l'avance, uniquement par le train coutumier de leur vie, qu'elle avait à peu près tout lu et qu'elle s'était passionnée pour les sciences naturelles, en l'aidant à faire des recherches, à corriger ses épreuves, à recopier et à classer ses manuscrits. Comme il regrettait aujourd'hui son désintéressement! Quelle forte direction il aurait donnée à ce clair esprit, si avide de savoir, au lieu de le laisser s'écarter et se perdre, dans ce besoin de l'au delà, que favorisaient la grand'mère Félicité et la bonne Martine! Tandis que lui s'en tenait au fait, s'efforçait de ne jamais aller plus loin que le phénomène, et qu'il y réussissait par sa discipline de savant, sans cesse il l'avait vue se préoccuper de l'inconnu, du mystère. C'était, chez elle, une obsession, une curiosité d'instinct qui arrivait à la torture, lorsqu'elle n'était pas satisfaite. Il y avait là un besoin que rien ne rassasiait, un appel irrésistible vers l'inaccessible, l'inconnaissable. Déjà, quand elle était petite, et plus tard surtout, jeune fille, elle allait tout de suite au pourquoi et au comment, elle exigeait les raisons dernières. S'il lui montrait une fleur, elle lui demandait pourquoi cette fleur ferait une graine, pourquoi cette graine germerait. Puis, c'était le mystère de la conception, des sexes, de la naissance et de la mort, et les forces ignorées, et Dieu, et tout. En quatre questions, elle l'acculait chaque fois à son ignorance fatale; et, quand il ne savait plus que répondre, qu'il se débarrassait d'elle, avec un geste de fureur comique, elle avait un beau rire de triomphe, elle retournait éperdue dans ses rêves, dans la vision illimitée de tout ce qu'on ne connaît pas et de tout ce qu'on peut croire. Souvent, elle le stupéfiait par ses explications. Son esprit, nourri de science, partait des vérités prouvées, mais d'un tel bond, qu'elle sautait du coup en plein ciel des légendes. Des médiateurs passaient, des anges, des saints, des souffles surnaturels, modifiant la matière, lui donnant la vie; ou bien encore ce n'était qu'une même force, l'âme du monde, travaillant à fondre les choses et les êtres en un final baiser d'amour, dans cinquante siècles. Elle en avait fait le compte, disait-elle.
Jamais, du reste, Pascal ne l'avait vue si troublée. Depuis une semaine qu'elle suivait la retraite du capucin, à la cathédrale, elle vivait impatiemment les jours dans l'attente du sermon du soir; et elle s'y rendait avec le recueillement exalté d'une fille qui va à son premier rendez-vous d'amour. Puis, le lendemain, tout en elle disait son détachement de la vie extérieure, de son existence accoutumée, comme si le monde visible, les actes nécessaires de chaque minute ne fussent que leurre et que sottise. Aussi avait-elle à peu près abandonné ses occupations, cédant à une sorte de paresse invincible, restant des heures les mains tombées sur les genoux, les yeux vides et perdus, au lointain de quelque rêve. Maintenant, elle si active, si matinière, se levait tard, ne paraissait guère que pour le second déjeuner; et ce ne devait pas être à sa toilette qu'elle passait ces longues heures, car elle perdait de sa coquetterie de femme, à peine peignée, vêtue à la diable d'une robe boutonnée de travers, mais adorable quand même, grâce à sa triomphante jeunesse. Ces promenades du matin qu'elle aimait tant, au travers de la Souleiade, ces courses du haut en bas des terrasses, plantées d'oliviers et d'amandiers, ces visites à la pinède, embaumée d'une odeur de résine, ces longues stations sur l'aire ardente, où elle prenait des bains de soleil, elle ne les faisait plus, elle préférait rester, les volets clos, enfermée dans sa chambre, au fond de laquelle on ne l'entendait pas remuer. Puis, l'après-midi, dans la salle, c'était une oisiveté languissante, un désoeuvrement traîné de chaise en chaise, une fatigue, une irritation contre tout ce qui l'avait intéressée jusque-là.
Pascal dut renoncer à se faire aider par elle. Une note, qu'il lui avait donnée à mettre au net, resta trois jours sur son pupitre. Elle ne classait plus rien, ne se serait pas baissée pour ramasser un manuscrit par terre. Surtout, elle avait abandonné les pastels, les dessins de fleurs très exacts qui devaient servir de planches à un ouvrage sur les fécondations artificielles. De grandes mauves rouges, d'une coloration nouvelle et singulière, s'étaient fanées dans leur vase, sans qu'elle eut fini de les copier. Et, pendant une après-midi entière, elle se passionna encore sur un dessin fou, des fleurs de rêve, une extraordinaire floraison épanouie au soleil du miracle, tout un jaillissement de rayons d'or en forme d'épis, au milieu de larges corolles de pourpre, pareilles à des coeurs ouverts, d'où montaient, en guise de pistils, des fusées d'astres, des milliards de mondes coulant au ciel ainsi qu'une voie lactée.
– Ah! ma pauvre fille, lui dit ce jour-là le docteur, peut-on perdre son temps à de telles imaginations! Moi qui attends la copie de ces mauves que tu as laissées mourir!.. Et tu te rendras malade. Il n'y a ni santé, ni même beauté possible, en dehors de la réalité.
Souvent, elle ne répondait plus, enfermée dans une conviction farouche, ne voulant point discuter. Mais il venait de la toucher au vif de ses croyances.
– Il n'y a pas de réalité, déclara-t-elle nettement.
Lui, amusé par cette carrure philosophique chez cette grande enfant, se