Paris. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
reprit madame Théodore, donne ton crayon à monsieur l'abbé, et tenez! monsieur, mettez-vous là, vous serez mieux pour écrire.
Puis, lorsque Pierre se fut installé devant la table, sur la chaise que Salvat avait occupée:
– Il n'est pas méchant, continua-t-elle pour excuser son homme de n'être guère poli, mais il a eu trop d'embêtements dans l'existence, ça l'a rendu un peu braque. C'est comme ce jeune homme que vous venez de voir, monsieur Victor Mathis, en voilà encore un qui n'est pas heureux, un jeune homme très bien élevé, très instruit, et dont la mère, une veuve, a juste de quoi manger du pain. Alors, on comprend, n'est-ce pas? que ça leur tourne sur la tête et qu'ils parlent de faire sauter tout le monde. Moi, ce ne sont pas mes idées, mais je leur pardonne, oh! bien volontiers.
Troublé, intéressé par tout ce qu'il sentait d'inconnu et d'effrayant autour de lui, Pierre ne se hâta pas d'écrire l'adresse, écoutant, poussant aux confidences.
– Si vous saviez, monsieur l'abbé, ce pauvre Salvat! un enfant abandonné, sans père ni mère, qui a couru les chemins, qui a dû faire d'abord tous les métiers pour vivre. Puis, il est devenu mécanicien, et un très bon ouvrier, je vous assure, très adroit, très travailleur. Mais il avait déjà ses idées, il se querellait, voulait embaucher les camarades, si bien qu'il ne pouvait rester nulle part. Enfin, à trente ans, il a fait la bêtise de partir pour l'Amérique avec un inventeur, qui l'a exploité là-bas, à ce point qu'au bout de six ans il est revenu malade et sans un sou… Il faut vous dire qu'il avait épousé ma sœur cadette, Léonie, et qu'elle était morte, avant son départ pour l'Amérique, en lui laissant la petite Céline âgée d'un an. Moi, j'étais alors avec mon mari Théodore Labitte, un maçon; et ce n'est pas pour me vanter, mais j'avais beau me tuer les yeux à la couture, il me battait à me laisser morte sur le carreau. Il a fini par me planter là, en filant avec une jeunesse de vingt ans, ce qui m'a causé plus de plaisir que de peine… Et, naturellement, quand Salvat, à son retour d'Amérique, m'a retrouvée seule, avec sa petite Céline, qu'il m'avait confiée à son départ et qui m'appelait maman, nous nous sommes mis ensemble par la force des choses. Nous ne sommes pas mariés, mais, n'est-ce pas? monsieur l'abbé, c'est tout comme.
Elle avait pourtant éprouvé une gêne, et elle reprit, pour montrer qu'elle n'était point sans parents convenables:
– Moi, je n'ai pas eu de chance, mais j'ai une autre sœur, Hortense, qui a épousé un employé, monsieur Chrétiennot, et qui habite un joli appartement du boulevard Rochechouart. Nous étions trois, d'un second lit, Hortense, la plus jeune, Léonie qui est morte, et moi, l'aînée, qui m'appelle Pauline… Et j'ai encore, du premier lit, un frère, Eugène Toussaint, plus âgé que moi de dix ans, mécanicien lui aussi, qui travaille depuis la guerre dans la même maison, l'usine Grandidier, à cent pas d'ici, rue Marcadet. Le malheur est qu'il a eu une attaque dernièrement… Moi, j'ai perdu les yeux, je me les suis brûlés à travailler pendant des dix heures par jour à la couture. Maintenant, je ne puis seulement faire un raccommodage sans que des larmes m'aveuglent. J'ai cherché des ménages, et je n'en trouve plus, la mauvaise chance s'acharne contre nous. Alors, voilà, nous manquons de tout, une misère noire, souvent des deux et trois jours sans manger, une vie de chien qui se nourrit au hasard de ce qu'il rencontre; et, avec ça, ces deux derniers mois de gros froids qui nous ont gelés, à croire des fois, le matin, que nous ne nous réveillerions plus… Que voulez-vous? moi, je n'ai jamais été heureuse, battue d'abord, à présent finie, balayée dans un coin, vivant je ne sais même pas pourquoi.
Sa voix s'était mise à trembler, ses yeux rouges se mouillaient, et Pierre la sentit ainsi pleurante dans l'existence, brave femme sans volonté, comme effacée déjà de la vie, en ménage sans amour, au hasard des événements.
– Oh! je ne me plains pas de Salvat, dit-elle encore. C'est un brave homme, il ne rêve que le bonheur de tous; et il ne boit pas, il travaille quand il peut… Seulement, il est certain que, s'il s'occupait moins de politique, il travaillerait davantage. On ne peut discuter avec les camarades, aller dans les réunions, et être à l'atelier. Il est fautif en cela, c'est évident… Ça n'empêche qu'il a raison de se plaindre, on ne s'imagine pas un pareil acharnement du malheur, tout s'est abattu sur lui, tout l'a écrasé. Un saint lui-même en deviendrait fou, et l'on comprend qu'un pauvre, qu'un malchanceux finisse par en être enragé… Depuis deux mois, il n'a rencontré qu'un bon cœur, un savant, installé là-haut, sur la butte, monsieur Guillaume Froment, qui lui a donné quelque travail, de quoi avoir parfois de la soupe.
Très surpris d'entendre le nom de son frère, Pierre voulut poser certaines questions; puis, un sentiment singulier, un malaise de discrétion et de peur, le fit se taire. Il regarda Céline, qui avait écouté, debout devant lui, muette, de son air grave et chétif. Et madame Théodore, en le voyant sourire à l'enfant, eut une dernière réflexion.
– Tenez! c'est surtout l'idée de cette petite qui le jette hors de lui. Il l'adore, il tuerait tout le monde, quand il la voit se coucher sans souper. Elle est si gentille, elle apprenait si bien, à l'école communale! Maintenant, elle n'a plus même de chemise pour y aller.
Pierre, qui avait enfin écrit son adresse, glissa une pièce de cinq francs dans la main de la fillette; et, désirant couper court aux remerciements, il se hâta de dire:
– Vous saurez où me trouver, si vous avez besoin de moi, pour Laveuve. Mais je vais m'occuper de son affaire dès cet après-midi, et j'espère bien que, ce soir, on viendra le chercher.
Madame Théodore n'écoutait pas, se confondait en bénédictions; tandis que Céline, saisie de voir cent sous dans sa main, murmurait:
– Oh! ce pauvre papa, qui est parti à la chasse des sous! Si l'on courait lui dire qu'il y a de quoi pour aujourd'hui?
Et le prêtre, déjà dans le couloir, entendit la femme répondre:
– Il est loin, s'il marche toujours. Il reviendra bien peut-être.
Comme Pierre s'échappait de l'affreuse et douloureuse maison, la tête bourdonnante, le cœur ravagé de tristesse, il eut l'étonnement de revoir Salvat et Victor Mathis, arrêtés et debout, dans un coin de la cour immonde, aux odeurs pestilentielles de cloaque. Ils étaient descendus continuer là l'entretien interrompu dans la chambre. Ils causaient de nouveau bas et très vite, bouche à bouche, tout à la violence dont leurs yeux brûlaient. Mais ils entendirent le bruit des pas, ils reconnurent l'abbé; et, soudainement froids et calmes, sans ajouter un mot, ils échangèrent une rude poignée de main. Victor remonta vers Montmartre. Salvat hésita, de l'air d'un homme qui consulte le destin. Puis, allant au hasard farouche, redressant sa taille maigre de travailleur las et affamé, il tourna dans la rue Marcadet, marcha vers Paris, son sac à outils sous le bras.
Un instant, Pierre eut l'envie de courir, de lui crier que sa fillette le rappelait, en haut. Mais le même malaise l'avait repris, de la discrétion, de la peur, la sourde certitude que rien n'arrêterait la destinée. Et lui-même n'était plus calme, n'avait plus sa détresse glacée et désespérée du matin. En se retrouvant dans le brouillard frissonnant de la rue, il sentit sa fièvre, la flamme de charité que la vue de l'effroyable misère, toujours renaissante, venait de rallumer en lui. Non, non! c'était trop de souffrance, il voulait lutter encore, sauver Laveuve, rendre un peu de joie à tant de pauvres gens. L'expérience nouvelle se posait avec ce Paris qu'il avait vu si voilé de cendre, si mystérieux et si troublant, sous la menace de l'inévitable justice. Et il rêvait d'un grand soleil de santé et de fécondité, qui ferait de la ville l'immense champ de fertile moisson, où pousserait le monde meilleur de demain.
II
Il y avait, ce matin-là, comme presque tous les jours, déjeuner intime chez les Duvillard, quelques amis qui s'invitaient plus qu'on ne les invitait. Et, dans la glaciale journée de dégel et de brume, le royal hôtel de la rue Godot-de-Mauroy, près du boulevard de la Madeleine, était fleuri des fleurs les plus rares, la passion de la baronne, qui changeait les hautes pièces somptueuses, encombrées de merveilles, en serres tièdes et odorantes, où le triste jour blême de Paris devenait une caresse d'une infinie douceur.
Les grands appartements de réception