Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9). Жорж СандЧитать онлайн книгу.
ses deux fils, René et Auguste, étaient par conséquent les neveux de mon père, bien que l'oncle et les neveux fussent à peu près du même âge.
Quant à moi, je suis leur cousine, et leurs enfans sont mes neveux et nièces à la mode de Bretagne, bien que je sois la plus jeune de cette génération. Ce renversement de l'âge, qui convient ordinairement au degré ascendant de la parenté, faisait toujours un effet bizarre pour les personnes qui n'étaient pas bien au courant de la filiation. A présent, quelques années de différence ne s'aperçoivent plus; mais quand j'étais un petit enfant, et que de grands garçons et de grandes demoiselles m'appelaient ma tante, on croyait toujours que c'était un jeu. Par plaisanterie, mes cousins, habitués à appeler mon père leur oncle, m'appelaient leur grand'tante, et mon nom prêtant à cet amusement, toute la famille, vieux et jeunes, grands et petits, m'appelaient ma tante Aurore.
Cette famille demeurait alors et a demeuré depuis, pendant une trentaine d'années, dans une même maison qui lui appartenait, rue de Grammont. C'était une nombreuse famille, comme on va voir, et dont l'union avait quelque chose de patriarcal. Au rez-de-chaussée, c'était Mme de Courcelles, mère de Mme de Guibert. Au premier, Mme de Guibert, mère de Mme René de Villeneuve. Au second, M. et Mme René de Villeneuve avec leurs enfans. Dix ans après l'époque de ma vie que je raconte, Mlle de Villeneuve ayant épousé M. de La Roche-Aymon, demeura, au troisième, et la vieille Mme de Courcelles vivait encore sans défaillance et sans infirmités, lorsque les enfans de Mme de La Roche-Aymon furent installés avec leurs bonnes au quatrième étage; ce qui faisait en réalité, avec le rez-de-chaussée, cinq générations directes vivant sous le même toit. Et Mme de Courcelles pouvait dire à Mme de Guibert ce mot proverbial si joli: Ma fille, va-t'en dire à ta fille que la fille de sa fille crie.
Toutes ces femmes s'étant mariées très jeunes et étant toutes jolies ou bien conservées, il était impossible de deviner que Mme de Villeneuve fût grand'mère et Mme de Guibert arrière-grand'mère. Quant à la trisaïeule, elle était droite, mince, propre, active. Elle montait légèrement au quatrième pour aller voir les arrière-petits-enfans de sa fille. Il était impossible de ne pas éprouver un grand respect et une grande sympathie en la voyant si forte, si douce, si calme et si gracieuse. Elle n'avait aucun travers, aucun ridicule, aucune vanité. Elle est morte sans faire de maladie, par une indisposition subite à laquelle son grand âge ne put résister. Elle était encore dans toute la plénitude de ses facultés.
Je ne dirai rien de Mme de Guibert, veuve du général de ce nom, qui a eu des talens et du mérite. J'ai très peu connu sa veuve, qui vivait un peu à part du reste de sa famille: je n'ai jamais bien su pourquoi? on la disait mariée secrètement avec Barrère. Ce devait être une personne d'idées et d'aventures étranges. Mais il régnait une sorte de mystère autour d'elle, et je suis si peu curieuse que je n'ai jamais songé à m'en enquérir.
Quant à M. et à Mme René de Villeneuve, j'en parlerai plus tard, parce qu'ils sont liés plus directement à l'histoire de ma vie.
Auguste, frère de René, et trésorier de la ville de Paris, demeurait rue d'Anjou, dans un bel hôtel, avec ses trois enfans: Félicie, qui était un ange de beauté, de douceur et de bonté, et qui, phthisique comme sa mère, est morte jeune en Italie, où elle avait épousé le comte Balbo, le même dont les écrits et les opinions très modérément progressives ont fait quelque bruit en Piémont dans ces derniers temps; Louis, qui est mort aussi au sortir de l'adolescence, et Léonce, qui a été préfet de l'Indre et du Loiret sous Louis-Philippe.
Celui-là aussi était un enfant d'une charmante figure, très spirituel et très railleur. Je me souviens d'un bal d'enfans que donna sa mère! c'est la première et la dernière fois que je vis cette bonne et charmante Laure de Ségur, pour qui mon père avait tant de respect et d'affection. Elle portait une robe rose garnie de jacinthes, et me prit auprès d'elle sur le divan où elle était couchée, pour regarder tristement ma ressemblance avec mon père. Elle était pâle et brûlante de fièvre. Ses enfans ne pressentaient nullement qu'elle fût à la veille de mourir. Léonce se moquait de toutes ces petites filles endimanchées. Les toilettes de ce temps-là étaient parfois bien singulières, et je ne crois pas que les gravures du temps nous les aient toutes transmises. Je n'ai du moins retrouvé nulle part une robe de réseau de laine rouge à grandes mailles, un véritable filet à prendre de poisson, que Félicie avait, et qui me paraissait fantastique. Cela se portait sur une robe de dessous en satin blanc, et se terminait en bas par une frange de houppes de laine tombant de chaque maille. Cela venait d'Italie, et c'était très estimé.
Ce qui me frappa le plus, ce fut une petite fille dont je n'ai jamais su le nom et que Léonce taquinait beaucoup. Elle était déjà coquette comme une petite femme du monde, et elle n'avait guère que mon âge, sept ou huit ans. Léonce lui disait qu'elle était laide, pour la faire enrager, et elle enrageait si bien qu'elle pleurait de colère. Elle vint auprès de moi et me dit: «N'est-ce pas que c'est faux, et que je suis très jolie? Je suis la plus jolie et la mieux habillée de tout le bal, maman l'a dit.» D'autres enfans, qui étaient autour de nous, excités par l'exemple de Léonce, lui dirent qu'elle se trompait et qu'elle était la plus laide. Elle était si furieuse qu'elle faillit s'étrangler avec son collier de corail qu'elle tirait violemment autour de son cou, et qui, heureusement, finit par se rompre.
Je fus frappée de ce naïf dépit, de ce véritable désespoir d'enfant, comme d'une chose fort extraordinaire. Mes parens avaient dit cent fois devant moi que j'étais une superbe petite fille, et la vanité ne m'était pas venue pour cela. Je prenais cela pour un éloge donné à ma bonne conduite, car toutes les fois que j'étais méchante, on me disait que j'étais affreuse. La beauté pour les enfans me semblait donc avoir une acception purement morale. Peut-être n'étais-je point portée par nature à l'adoration de moi-même; ce qu'il y a de certain, c'est que ma grand'mère, tout en faisant de grands efforts pour me donner le degré de coquetterie qu'elle me souhaitait, m'ôta le peu que j'en aurais pu avoir. Elle voulait me rendre gracieuse de ma personne, soigneuse de mes petites parures, élégante dans mes petites manières. J'avais eu jusque-là la grâce naturelle à tous les enfans qui ne sont point malades ou contrefaits. Mais on commençait à me trouver trop grande pour conserver cette grâce-là, qui n'est de la grâce que parce qu'elle est l'aplomb et l'aisance de la nature. Il y avait, dans les idées de ma bonne maman, une grâce acquise, une manière de marcher, de s'asseoir, de saluer, de ramasser son gant, de tenir sa fourchette, de présenter un objet; enfin, une mimique complète qu'on devait enseigner aux enfans de très bonne heure, afin que ce leur devînt, par l'habitude, une seconde nature. Ma mère trouvait cela fort ridicule, et je crois qu'elle avait raison. La grâce tient à l'organisation, et, si on ne l'a pas en soi-même, le travail qu'on fait pour y arriver augmente la gaucherie. Il n'y a rien de si affreux pour moi qu'un homme ou une femme qui se manièrent. La grâce de convention n'est bonne qu'au théâtre (précisément par la raison que j'ai donnée plus haut que la vérité dans l'art n'est pas la réalité).
Cette convention était un article de si haute importance dans la vie des hommes et des femmes de l'ancien beau monde, que les acteurs ont peine aujourd'hui, malgré toutes leurs études, à nous en donner une idée. J'ai encore connu de ces vieux êtres gracieux, et je déclare que, malgré leurs vieux admirateurs des deux sexes, je n'ai rien vu de plus ridicule et de plus déplaisant. J'aime cent fois mieux un laboureur à sa charrue, un bûcheron dépeçant un arbre, une lavandière enlevant sa corbeille sur sa tête, un enfant se roulant par terre avec ses compagnons. Les animaux d'une belle structure sont des modèles de grâce. Qui apprend au cheval ses grands airs de cygne, ses attitudes fières, ses mouvemens larges et souples, et à l'oiseau ses indescriptibles gentillesses, et au jeune chevreau ses danses et ses bonds inimitables? Fi de cette vieille grâce qui consistait à prendre avec art une prise de tabac et à porter avec prétention un habit brodé, une robe à queue, une épée ou un éventail. Les belles dames espagnoles manient ce dernier jouet avec une grâce indicible, nous dit-on, et c'est un art chez elles. C'est vrai, mais leur nature s'y prête. Les paysannes espagnoles dansent le boléro mieux que nos actrices de l'Opéra, et leur