Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 03. Guy de MaupassantЧитать онлайн книгу.
illumina l'esprit de Rivet: — «Tiens, dit-il, j'irai vous voir à Fécamp le mois prochain.» — Et il regarda Rosa d'un air rusé, avec un œil brillant et polisson. — «Allons, conclut Madame, il faut être sage; tu viendras si tu veux, mais tu ne feras point de bêtises.»
Il ne répondit pas, et comme on entendait siffler le train, il se mit immédiatement à embrasser tout le monde. Quand ce fut au tour de Rosa, il s'acharna à trouver sa bouche que celle-ci, riant derrière ses lèvres fermées, lui dérobait chaque fois par un rapide mouvement de côté. Il la tenait en ses bras, mais il n'en pouvait venir à bout, gêné par son grand fouet qu'il avait gardé à sa main et que, dans ses efforts, il agitait désespérément derrière le dos de la fille.
— Les voyageurs pour Rouen, en voiture! cria l'employé. Elles montèrent.
Un mince coup de sifflet partit, répété tout de suite par le sifflement puissant de la machine qui cracha bruyamment son premier jet de vapeur pendant que les roues commençaient à tourner un peu avec un effort visible.
Rivet, quittant l'intérieur de la gare, courut à la barrière pour voir encore une fois Rosa; et comme le wagon plein de cette marchandise humaine passait devant lui, il se mit à faire claquer son fouet en sautant et chantant de toutes ses forces:
Combien je regrette
Mon bras si dodu,
Ma jambe bien faite,
Et le temps perdu!
Puis il regarda s'éloigner un mouchoir blanc qu'on agitait.
III
Elles dormirent jusqu'à l'arrivée, du sommeil paisible des consciences satisfaites; et quand elles rentrèrent au logis, rafraîchies, reposées pour la besogne de chaque soir, Madame ne put s'empêcher de dire: — «C'est égal, il m'ennuyait déjà de la maison.»
On soupa vite, puis, quand on eut repris le costume de combat, on attendit les clients habituels; et la petite lanterne allumée, la petite lanterne de madone, indiquait aux passants que dans la bergerie le troupeau était revenu.
En un clin d'œil la nouvelle se répandit, on ne sait comment, on ne sait par qui. M. Philippe, le fils du banquier, poussa même la complaisance jusqu'à prévenir par un exprès M. Tournevau, emprisonné dans sa famille.
Le saleur avait justement chaque dimanche plusieurs cousins à dîner, et l'on prenait le café quand un homme se présenta avec une lettre à la main. M. Tournevau, très ému, rompit l'enveloppe et devint pâle: il n'y avait que ces mots tracés au crayon: «Chargement de morues retrouvé; navire entré au port; bonne affaire pour vous. Venez vite.»
Il fouilla dans ses poches, donna vingt centimes au porteur, et rougissant soudain jusqu'aux oreilles: «Il faut, dit-il, que je sorte.» Et il tendit à sa femme le billet laconique et mystérieux. Il sonna, puis, lorsque parut la bonne: — «Mon pardessus, vite, vite, et mon chapeau.» — A peine dans la rue, il se mit à courir en sifflant un air, et le chemin lui parut deux fois plus long tant son impatience était vive.
L'établissement Tellier avait un air de fête. Au rez-de-chaussée les voix tapageuses des hommes du port faisaient un assourdissant vacarme. Louise et Flora ne savaient à qui répondre, buvaient avec l'un, buvaient avec l'autre, méritaient mieux que jamais leur sobriquet des «deux Pompes». On les appelait partout à la fois; elles ne pouvaient déjà suffire à la besogne, et la nuit pour elles s'annonçait laborieuse.
Le cénacle du premier fut au complet dès neuf heures. M. Vasse, le juge au tribunal de commerce, le soupirant attitré mais platonique de Madame, causait tout bas avec elle dans un coin; et ils souriaient tous les deux comme si une entente était près de se faire. M. Poulin, l'ancien maire, tenait Rosa à cheval sur ses jambes; et elle, nez à nez avec lui, promenait ses mains courtes dans les favoris blancs du bonhomme. Un bout de cuisse nue passait sous la jupe de soie jaune relevée, coupant le drap noir du pantalon, et les bas rouges étaient serrés par une jarretière bleue, cadeau du commis voyageur.
La grande Fernande, étendue sur le sopha, avait les deux pieds sur le ventre de M. Pimpesse, le percepteur, et le torse sur le gilet du jeune M. Philippe dont elle accrochait le cou de sa main droite, tandis que de la gauche elle tenait une cigarette.
Raphaële semblait en pourparlers avec M. Dupuis, l'agent d'assurances, et elle termina l'entretien par ces mots: — «Oui, mon chéri, ce soir, je veux bien.» — Puis, faisant seule un tour de valse rapide à travers le salon: — «Ce soir, tout ce qu'on voudra,» cria-t-elle.
La porte s'ouvrit brusquement et M. Tournevau parut. Des cris enthousiastes éclatèrent: — «Vive Tournevau!» — Et Raphaële, qui pivotait toujours, alla tomber sur son cœur. Il la saisit d'un enlacement formidable, et, sans dire un mot, l'enlevant de terre comme une plume, il traversa le salon, gagna la porte du fond, et disparut dans l'escalier des chambres avec son fardeau vivant, au milieu des applaudissements.
Rosa, qui allumait l'ancien maire, l'embrassant coup sur coup et tirant sur ses deux favoris en même temps pour maintenir droite sa tête, profita de l'exemple: — «Allons, fais comme lui,» — dit-elle. Alors le bonhomme se leva, et, rajustant son gilet, suivit la fille en fouillant dans la poche où dormait son argent.
Fernande et Madame restèrent seules avec les quatre hommes, et M. Philippe s'écria: — «Je paye du champagne: Mme Tellier, envoyez chercher trois bouteilles.» — Alors Fernande l'étreignant lui demanda dans l'oreille: — «Fais-nous danser, dis, tu veux?» — Il se leva, et, s'asseyant devant l'épinette séculaire endormie en un coin, fit sortir une valse, une valse enrouée, larmoyante, du ventre geignant de la machine. La grande fille enlaça le percepteur, Madame s'abandonna aux bras de M. Vasse; et les deux couples tournèrent en échangeant des baisers. M. Vasse, qui avait jadis dansé dans le monde, faisait des grâces, et Madame le regardait d'un œil captivé, de cet œil qui répond «oui», un «oui» plus discret et plus délicieux qu'une parole!
Frédéric apporta le champagne. Le premier bouchon partit, et M. Philippe exécuta l'invitation d'un quadrille.
Les quatre danseurs le marchèrent à la façon mondaine, convenablement, dignement, avec des manières, des inclinations et des saluts.
Après quoi l'on se mit à boire. Alors M. Tournevau reparut, satisfait, soulagé, radieux. Il s'écria: — «Je ne sais pas ce qu'a Raphaële, mais elle est parfaite ce soir.» — Puis, comme on lui tendait un verre, il le vida d'un trait en murmurant: — «Bigre, rien que ça de luxe!»
Sur-le-champ M. Philippe entama une polka vive, et M. Tournevau s'élança avec la belle Juive qu'il tenait en l'air, sans laisser ses pieds toucher terre. M. Pimpesse et M. Vasse étaient repartis d'un nouvel élan. De temps en temps un des couples s'arrêtait près de la cheminée pour lamper une flûte de vin mousseux; et cette danse menaçait de s'éterniser, quand Rosa entr'ouvrit la porte avec un bougeoir à la main. Elle était en cheveux, en savates, en chemise, tout animée, toute rouge: — «Je veux danser,» cria-t-elle. Raphaële demanda: — «Et ton vieux?» — Rosa s'esclaffa: — «Lui? il dort déjà, il dort tout de suite.» — Elle saisit M. Dupuis, resté sans emploi sur le divan, et la polka recommença.
Mais les bouteilles étaient vides: — «J'en paye une,» déclara M. Tournevau. — «Moi aussi,» annonça M. Vasse. — «Moi de même,» conclut M. Dupuis. Alors tout le monde applaudit.
Cela s'organisait, devenait un vrai bal. De temps en temps même, Louise et Flora montaient bien vite, faisaient rapidement un tour de valse, pendant que leurs clients, en bas, s'impatientaient; puis elles retournaient en courant à leur café, avec le cœur gonflé de regrets.
A minuit, on dansait encore. Parfois une des filles disparaissait, et quand on la cherchait pour faire un vis-à-vis, on s'apercevait tout à coup qu'un des hommes aussi manquait.
— «D'où