Contes à Ninon. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
où l'on risque d'avoir le bonheur d'être étouffé.
J'avais, en me dressant, un horizon de bonnets de linge et de chapeaux de soie. J'avançais, poussant les hommes, tournant avec précaution les grandes jupes des dames. Peut-être était-ce cette capote rose; peut-être cette coiffe de tulle ornée de rubans mauves; peut-être cette délicieuse toque de paille à plume d'autruche. Hélas! la capote avait soixante ans; la coiffe, abominablement laide, s'appuyait amoureusement à l'épaule d'un sapeur; la toque riait aux éclats, agrandissant les plus beaux yeux du monde, et je ne reconnaissais point ces beaux yeux.
Il y a, au-dessus des foules, je ne sais quelle angoisse, quelle immense tristesse, comme s'il se dégageait de la multitude un souffle de terreur et de pitié. Jamais je ne me suis trouvé dans un grand rassemblement de peuple sans éprouver un vague malaise. Il me semble qu'un épouvantable malheur menace ces hommes réunis, qu'un seul éclair va suffire, dans l'exaltation de leurs gestes et de leurs voix, pour les frapper d'immobilité, d'éternel silence.
Peu à peu, je ralentis le pas, regardant cette joie qui me navrait. Au pied d'un arbre, en plein dans la lumière jaune des lampions, se tenait debout un vieux mendiant, le corps roidi, horriblement tordu par une paralysie. Il levait vers les passants sa face blême, clignant les yeux d'une façon lamentable, pour mieux exciter la pitié. Il donnait à ses membres de brusques frissons de fièvre, qui le secouaient comme une branche sèche. Les jeunes filles, fraîches et rougissantes, passaient en riant devant ce hideux spectacle.
Plus loin, à la porte d'un cabaret, deux ouvriers se battaient. Dans la lutte, les verres avaient été renversés, et à voir couler le vin sur le trottoir, on eût dit le sang de larges blessures.
Les rires me parurent se changer en sanglots, les lumières devinrent un vaste incendie, la foule tourna, frappée d'épouvante. J'allais, me sentant triste à mourir, interrogeant les jeunes visages, et ne pouvant trouver Celle qui m'aime.
Je vis un homme debout devant un des poteaux qui portaient les lampions, et le considérant d'un air profondément absorbé. A ses regards inquiets, je crus comprendre qu'il cherchait la solution de quelque grave problème. Cet homme était l'Ami du peuple.
Ayant tourné la tête, il m'aperçut;
– Monsieur, me dit-il, l'huile employée dans les fêtes coûte vingt sous le litre. Dans un litre, il y a vingt godets comme ceux que vous voyez là: soit un sou d'huile par godet. Or, ce poteau a seize rangs de huit godets chacun: cent vingt-huit godets en tout. De plus, – suivez bien mes calculs, – j'ai compté soixante poteaux semblables dans l'avenue, ce qui fait sept mille six cent quatre-vingts godets, ce qui fait par conséquent sept mille six cent quatre-vingts sous, ou mieux trois cent quatre-vingt-quatre francs.
En parlant ainsi, l'Ami du peuple gesticulait, appuyant de la voix sur les chiffres, courbant sa longue taille, comme pour se mettre à la portée de mon faible entendement. Quand il se tut, il se renversa triomphalement en arrière; puis, il croisa les bras, me regardant en face d'un air pénétré.
– Trois cent quatre-vingt-quatre francs d'huile! s'écria-t-il, en scandant chaque syllabe, et le pauvre peuple manque de pain, monsieur! Je vous le demande, et je vous le demande les larmes aux yeux, ne serait-il pas plus honorable pour l'humanité, de distribuer ces trois cent quatre-vingt-quatre francs aux trois mille indigents que l'on compte dans ce faubourg? Une mesure aussi charitable donnerait à chacun d'eux environ deux sous et demi de pain. Cette pensée est faite pour faire réfléchir les âmes tendres, monsieur.
Voyant que je le regardais curieusement, il continua d'une voix mourante, en assurant ses gants entre ses doigts:
– Le pauvre ne doit pas rire, monsieur. Il est tout à fait déshonnête qu'il oublie sa pauvreté pendant une heure. Qui donc pleurerait sur les malheurs du peuple, si le gouvernement lui donnait souvent de pareilles saturnales?
Il essuya une larme et me quitta. Je le vis entrer chez un marchand de vin, où il noya son émotion dans cinq ou six petits verres pris coup sur coup sur le comptoir.
Le dernier lampion venait de s'éteindre. La foule s'en était allée. Aux clartés vacillantes des réverbères, je ne voyais plus errer sous les arbres que quelques formes noires, couples d'amoureux attardés, ivrognes et sergents de ville promenant leur mélancolie. Les baraques s'allongeaient grises et muettes, aux deux bords de l'avenue, comme les tentes d'un camp désert.
Le vent du matin, un vent humide de rosée, donnait un frisson aux feuilles des ormes. Les émanations âcres de la soirée avaient fait place à une fraîcheur délicieuse. Le silence attendri, l'ombre transparente de l'infini tombaient lentement des profondeurs du ciel, et la fête des étoiles succédait à la foie des lampions. Les honnêtes gens allaient enfin pouvoir se divertir un peu.
Je me sentais tout ragaillardi, l'heure de mes joies étant venue. Je marchais d'un bon pas, montant et descendant les allées, lorsque je vis une ombre grise glisser le long des maisons. Cette ombre venait à moi, rapidement, sans paraître me voir; à la légèreté de la démarche, au rythme cadencé des vêtements, je reconnus une femme.
Elle allait me heurter, quand elle leva instinctivement les yeux. Son visage m'apparut à la lueur d'une lanterne voisine, et voilà que je reconnus Celle qui m'aime: non pas l'immortelle au blanc nuage de mousseline; mais une pauvre fille de la terre, vêtue d'indienne déteinte. Dans sa misère, elle me parut charmante encore, bien que pâle et fatiguée. Je ne pouvais douter: c'étaient là les grands yeux, les lèvres caressantes de la vision; et c'était, de plus, à la voir ainsi de près, la suavité de traits que donne la souffrance.
Comme elle s'arrêtait une seconde, je saisis sa main, que je baisai. Elle leva la tête et me sourit vaguement, sans chercher à retirer ses doigts. Me voyant rester muet, l'émotion me serrant à la gorge, elle haussa les épaules, en reprenant sa marche rapide.
Je courus à elle, je l'accompagnai, mon bras serré à sa taille. Elle eut un rire silencieux; puis frissonna et dit à voix basse:
– J'ai froid: marchons vite.
Pauvre ange, elle avait froid! Sous le mince châle noir, ses épaules tremblaient au vent frais de la nuit. Je l'embrassai sur le front, je lui demandai doucement:
– Me connais-tu?
Une troisième fois, elle leva les yeux, et sans hésiter:
– Non, me répondit-elle.
Je ne sais quel rapide raisonnement se fit dans mon esprit. A mon tour je frissonnai.
– Où allons-nous? lui demandai-je de nouveau.
Elle haussa les épaules, avec une petite moue d'insouciance; elle me dit de sa voix d'enfant:
– Mais où tu voudras, chez moi, chez toi, peu importe.
Nous marchions toujours, descendant l'avenue. J'aperçus sur un banc deux soldats, dont l'un discourait gravement, tandis que l'autre écoutait avec respect. C'étaient le sergent et le conscrit. Le sergent, qui me parut très-ému, m'adressa un salut moqueur, en murmurant:
– Les riches prêtent parfois, monsieur.
Le conscrit, âme tendre et naïve, me dit d'un ton dolent:
– Je n'avais qu'elle, monsieur: vous me volez Celle qui m'aime.
Je traversai la route et pris l'autre allée.
Trois gamins venaient à nous, se tenant par les bras et chantant à tue-tête. Je reconnus les écoliers. Les petits malheureux n'avaient plus besoin de feindre l'ivresse. Ils s'arrêtèrent, pouffant de rire, puis me suivirent quelques pas, me criant chacun d'une voix mal assurée:
– Hé! monsieur, madame vous trompe, madame est Celle qui m'aime!
Je sentais une sueur froide mouiller mes tempes. Je précipitais mes pas, ayant hâte de fuir, ne pensant plus à cette femme que j'emportais dans mes bras. Au bout de l'avenue, comme j'allais enfin quitter ce lieu maudit, je heurtai, en descendant du trottoir, un homme commodément assis dans le ruisseau. Il appuyait la tête sur la dalle, la face tournée vers le ciel, se livrant sur ses doigts