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La Bête humaine. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

La Bête humaine - Emile Zola


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madame Lebleu avait-elle réveillé Lebleu, pour lui apprendre ce fait extraordinaire. La veille, ils ne s'étaient pas couchés avant l'arrivée de l'express de Paris, à onze heures cinq, brûlant de savoir ce qu'il advenait de l'histoire du sous-préfet. Mais ils n'avaient rien pu lire dans l'attitude des Roubaud, qui étaient revenus avec leur figure de tous les jours; et, vainement, jusqu'à minuit, ils avaient tendu l'oreille: aucun bruit ne sortait de chez leurs voisins, ceux-ci devaient s'être endormis tout de suite, d'un profond sommeil. Certainement, leur voyage n'avait pas eu un bon résultat, sans quoi Séverine n'aurait pas été levée à pareille heure. Le caissier ayant demandé quelle mine elle faisait, sa femme s'était efforcée de la dépeindre: très raide, très pâle, avec ses grands yeux bleus, si clairs sous ses cheveux noirs; et pas un mouvement, l'air d'une somnambule. Enfin, on saurait bien à quoi s'en tenir, dans la journée.

      En bas, Roubaud trouva son collègue Moulin, qui avait fait le service de nuit. Et il prit le service, tandis que Moulin causait, se promenait quelques minutes encore, tout en le mettant au courant des menus faits arrivés depuis la veille: des rôdeurs avaient été surpris, au moment de s'introduire dans la salle de consigne; trois hommes d'équipe s'étaient fait réprimander pour indiscipline; un crochet d'attelage venait de se rompre, pendant qu'on formait le train de Montivilliers. Silencieux, Roubaud écoutait, d'un visage calme; et il était seulement un peu blême, sans doute un reste de fatigue, que ses yeux battus accusaient aussi. Cependant, son collègue avait cessé de parler, qu'il semblait l'interroger encore, comme s'il se fût attendu à d'autres événements. Mais c'était bien tout, il baissa la tête, regarda un instant la terre.

      En marchant le long du quai, les deux hommes étaient arrivés au bout de la halle couverte, à l'endroit où, sur la droite, se trouvait une remise, dans laquelle stationnaient les wagons de roulement, ceux qui, arrivés la veille, servaient à former les trains du lendemain. Et il avait relevé le front, ses regards s'étaient fixés sur une voiture de première classe, pourvue d'un coupé, le numéro 293, qu'un bec de gaz justement éclairait d'une lueur vacillante, lorsque l'autre s'écria:

      – Ah! j'oubliais…

      La face pâlie de Roubaud se colora, et il ne put retenir un léger mouvement.

      – J'oubliais, répéta Moulin. Il ne faut pas que cette voiture parte, ne la faites pas mettre ce matin dans l'express de six heures quarante.

      Il y eut un court silence, avant que Roubaud demandât, d'une voix très naturelle:

      – Tiens! pourquoi donc?

      – Parce qu'il y a un coupé retenu pour l'express de ce soir. On n'est pas sûr qu'il en vienne dans la journée, autant garder celui-là.

      Il le regardait toujours fixement, il répondit:

      – Sans doute.

      Mais une autre pensée l'absorbait, il s'emporta tout d'un coup.

      – C'est dégoûtant! Voyez-moi comme ces bougres-là nettoient!

      Cette voiture semble avoir de la poussière de huit jours.

      – Ah! reprit Moulin, quand les trains arrivent passé onze heures, il n'y a pas de danger que les hommes donnent un coup de torchon… ça va bien encore lorsqu'ils consentent à faire la visite. L'autre soir, ils ont oublié sur une banquette un voyageur endormi, qui ne s'est réveillé que le lendemain matin.

      Puis, étouffant un bâillement, il dit qu'il montait se coucher.

      Et, comme il s'en allait, une brusque curiosité le ramena.

      – A propos, votre affaire avec le sous-préfet, c'est fini, n'est-ce pas?

      – Oui, oui, un très bon voyage, je suis content.

      – Allons, tant mieux… Et rappelez-vous que le 293 ne part pas.

      Quand Roubaud se trouva seul sur le quai, il revint lentement vers le train de Montivilliers, qui attendait. Les portes des salles furent ouvertes, des voyageurs parurent, quelques chasseurs avec leurs chiens, deux ou trois familles de boutiquiers profitant du dimanche, peu de monde en somme. Mais, ce train-là parti, le premier de la journée, il n'eut pas de temps à perdre, il dut immédiatement faire former l'omnibus de cinq heures quarante-cinq, un train pour Rouen et Paris. A cette heure matinale, le personnel étant peu nombreux, la besogne du sous-chef de service se compliquait de toutes sortes de soins. Lorsqu'il eut surveillé la manoeuvre, chaque voiture prise au remisage, mise sur le chariot que des hommes poussaient et amenaient sous la marquise, il dut courir à la salle de départ, donner un coup d'oeil à la distribution des billets et à l'enregistrement des bagages. Une querelle éclatait entre des soldats et un employé, qui nécessita son intervention. Pendant une demi-heure, parmi les courants d'air glacé, au milieu du public grelottant, les yeux gros encore de sommeil, dans cette mauvaise humeur d'une bousculade en pleines ténèbres, il se multiplia, n'eut pas une pensée à lui. Puis, le départ de l'omnibus ayant déblayé la gare, il se hâta de se rendre au poste de l'aiguilleur, s'assurer que tout allait bien de ce côté, car un autre train arrivait, le direct de Paris, qui avait du retard. Il revint assister au débarquement, attendit que le flot des voyageurs eût rendu les billets et se fût empilé dans les voitures des hôtels, qui, en ce temps-là, entraient attendre sous la marquise, séparées de la voie par une simple palissade. Et, alors seulement, il put souffler un instant dans la gare redevenue déserte et silencieuse.

      Six heures sonnaient. Roubaud sortit de la halle couverte, d'un pas de promenade; et, dehors, ayant devant lui l'espace, il leva la tête, il respira, en voyant que l'aube se levait enfin. Le vent du large avait achevé de balayer les brumes, c'était le clair matin d'un beau jour. Il regarda vers le nord la côte d'Ingouville, jusqu'aux arbres du cimetière, se détacher d'un trait violacé sur le ciel pâlissant; ensuite, se tournant vers le midi et l'ouest, il remarqua, au-dessus de la mer, un dernier vol de légères nuées blanches, qui nageaient lentement en escadre; tandis que l'est tout entier, la trouée immense de l'embouchure de la Seine, commençait à s'embraser du lever prochain de l'astre. D'un geste machinal, il venait d'ôter sa casquette brodée d'argent, comme pour rafraîchir son front dans l'air vif et pur. Cet horizon accoutumé, le vaste déroulement plat des dépendances de la gare, à gauche l'arrivage, puis le Dépôt des machines, à droite l'expédition, toute une ville, semblait l'apaiser, le rendre au calme de sa besogne quotidienne, éternellement la même. Par-dessus le mur de la rue Charles-Laffitte, des cheminées d'usine fumaient, on apercevait les énormes tas de charbon des entrepôts, qui longent le bassin Vauban. Et une rumeur montait déjà des autres bassins. Les coups de sifflet des trains de marchandises, le réveil et l'odeur du flot apportés dans le vent, le firent songer à la fête du jour, à ce navire qu'on allait lancer et autour duquel la foule s'écraserait.

      Comme Roubaud rentrait sous la halle couverte, il trouva l'équipe qui commençait à former l'express de six heures quarante; et il crut que les hommes mettaient le 293 sur le chariot, tout l'apaisement de la fraîche matinée s'en alla dans un éclat subit de colère.

      – Nom de Dieu! pas cette voiture-là! Laissez-la donc tranquille! Elle ne part que ce soir.

      Le chef de l'équipe lui expliquait qu'on poussait simplement la voiture, pour en prendre une autre, qui était derrière. Mais il n'entendait pas, assourdi par son emportement, hors de toute proportion.

      – Bougres de maladroits, quand on vous dit de ne pas y toucher!

      Lorsqu'il eut compris enfin, il resta furieux, tomba sur les incommodités de la gare, où l'on ne pouvait seulement retourner un wagon. En effet, la gare, bâtie une des premières de la ligne, était insuffisante, indigne du Havre, avec sa remise en vieille charpente, sa marquise de bois et de zinc, au vitrage étroit, ses bâtiments nus et tristes, lézardés de toutes parts.

      – C'est une honte, je ne sais pas comment la Compagnie n'a pas encore flanqué ça par terre.

      Les hommes de l'équipe le regardaient, surpris de l'entendre parler librement, lui d'une discipline si correcte d'habitude. Il s'en aperçut, s'arrêta tout d'un coup. Et, silencieux, raidi, il continua de surveiller la manoeuvre. Un pli de mécontentement coupait son front bas, tandis que sa face ronde et colorée, hérissée de barbe rousse, prenait une tension profonde


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