La Faute de l'abbé Mouret. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
galopant autour d'elles, boitant d'une façon furibonde. Elle avait réussi à les faire sortir jusqu'à la dernière, lorsqu'elle aperçut Catherine tranquillement installée dans le confessionnal avec Vincent; ils mangeaient quelque chose, d'un air ravi. Elle les chassa. Et comme elle allongeait le cou hors de l'église, avant de fermer la porte, elle vit la Rosalie se pendre aux épaules du grand Fortuné qui l'attendait; tous deux se perdirent dans le noir, du côté du cimetière, avec un bruit affaibli de baisers.
– Et ça présente à l'autel de la Vierge! bégaya-t-elle, en poussant les verrous. Les autres ne valent pas mieux, je le sais bien. Toutes des gourgandines qui sont venues ce soir, avec leurs fagots, histoire de rire et de se faire embrasser par les garçons, à la sortie! Demain, pas une ne se dérangera; monsieur le curé pourra bien dire ses Ave tout seul… On n'apercevra plus que les gueuses qui auront des rendez-vous.
Elle bousculait les chaises, les remettait en place, regardait si rien de suspect ne traînait, avant de monter se coucher. Elle ramassa dans le confessionnal une poignée de pelures de pomme, qu'elle jeta derrière le maître-autel. Elle trouva également un bout de ruban arraché de quelque bonnet, avec une mèche de cheveux noirs, dont elle fit un petit paquet, pour ouvrir une enquête.
A cela près, l'église lui parut en bon ordre. La veilleuse avait de l'huile pour la nuit, les dalles du choeur pouvaient aller jusqu'au samedi sans être lavées.
– Il est près de dix heures, monsieur le curé, dit-elle en s'approchant du prêtre toujours agenouillé. Vous feriez bien de monter.
Il ne répondit pas, il se contenta d'incliner doucement la tête.
– Bon, je sais ce que ça veut dire, continua la Teuse. Dans une heure, il sera encore là, sur la pierre, à se donner des coliques… Je m'en vais, parce que je l'ennuie. N'importe, ça na guère de bon sens: déjeuner quand les autres dînent, se coucher à l'heure où les poules se lèvent!.. Je vous ennuie, n'est-ce pas? monsieur le curé. Bonsoir. Vous n'êtes guère raisonnable, allez!
Elle se décidait à partir; mais elle revint éteindre une des deux lampes, en murmurant que de prier si tard "c'était la mort à l'huile". Enfin, elle s'en alla, après avoir essuyé de sa manche la nappe du maître-autel, qui lui parut grise de poussière. L'abbé Mouret, les yeux levés, les bras serrés contre la poitrine, était seul.
XIV
Éclairée d'une seule lampe brûlant sur l'autel de la Vierge, au milieu des verdures, l'église s'emplissait, aux deux bouts, de grandes ombres flottantes. La chaire jetait un pan de ténèbre jusqu'aux solives du plafond. Le confessionnal faisait une masse noire, découpant sous la tribune le profil étrange d'une guérite crevée. Toute la lumière, adoucie, comme verdie par les feuillages, dormait sur la grande Vierge dorée, qui semblait descendre d'un air royal, portée par le nuage où se jouaient des têtes d'anges ailées. On eût dit, à voir la lampe ronde luire au milieu des branches, une lune pâle se levant au bord d'un bois, éclairant quelque souveraine apparition, une princesse du ciel, couronnée d'or, vêtue d'or, qui aurait promené la nudité de son divin enfant au fond du mystère des allées. Entre les feuilles, le long des hauts panaches, dans le large berceau ogival, et jusque sur les rameaux jetés à terre, des rayons d'astres coulaient, assoupis, pareils à cette pluie laiteuse qui pénètre les buissons, par les nuits claires. Des bruits vagues, des craquements venaient des deux bouts sombres de l'église; la grande horloge, à gauche du choeur, battait lentement, avec une haleine grosse de mécanique endormie. Et la vision radieuse, la Mère aux minces bandeaux de cheveux châtains, comme rassurée par la paix nocturne de la nef, descendait davantage, courbait à peine l'herbe des clairières, sous le vol léger de son nuage.
L'abbé Mouret la regardait. C'était l'heure où il aimait l'église. Il oubliait le Christ lamentable, le supplicié barbouillé d'ocre et de laque, qui agonisait derrière lui, à la chapelle des Morts. Il n'avait plus la distraction de la clarté crue des fenêtres, des gaietés du matin entrant avec le soleil, de la vie du dehors, des moineaux et des branches envahissant la nef par les carreaux cassés. A cette heure de nuit, la nature était morte, l'ombre tendait de crêpe les murs blanchis, la fraîcheur lui mettait aux épaules un cilice salutaire; il pouvait s'anéantir dans l'amour absolu, sans que le jeu d'un rayon, la caresse d'un souffle ou d'un parfum, le battement d'une aile d'insecte, vînt le tirer de sa joie d'aimer. Sa messe du matin ne lui avait jamais donné les délices surhumains de ses prières du soir.
Les lèvres balbutiantes, l'abbé Mouret regardait la grande Vierge. Il la voyait venir à lui, du fond de sa niche verte, dans une splendeur croissante. Ce n'était plus un clair de lune roulant à la cime des arbres. Elle lui semblait vêtue de soleil, elle s'avançait majestueusement, glorieuse, colossale, si toute-puissante, qu'il était tenté, par moments, de se jeter la face contre terre, pour éviter le flamboiement de cette porte ouverte sur le ciel. Alors, dans cette adoration de tout son être, qui faisait expirer les paroles sur la bouche, il se souvint du dernier mot de Frère Archangias, comme d'un blasphème. Souvent le Frère lui reprochait cette dévotion particulière à la Vierge, qu'il disait être un véritable vol fait à la dévotion de Dieu. Selon lui, cela amollissait les âmes, enjuponnait la religion, créait toute une sensiblerie pieuse indigne des forts. Il gardait rancune à la Vierge d'être femme, d'être belle, d'être mère; il se tenait en garde contre elle, pris de la crainte sourde de se sentir tenté par sa grâce, de succomber à sa douceur de séductrice. "Elle vous mènera loin!" avait-il crié un jour au jeune prêtre, voyant en elle un commencement de passion humaine, une pente aux délices des beaux cheveux châtains, des grands yeux clairs, du mystère des robes tombant du col à la pointe des pieds. C'était la révolte d'un saint, qui séparait violemment la Mère du Fils, en demandant comme celui-ci: "Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?" Mais l'abbé Mouret résistait, se prosternait, tâchait d'oublier les rudesses du Frère. Il n'avait plus que ce ravissement dans la pureté immaculée de Marie, qui le sortit de la bassesse où il cherchait à s'anéantir. Lorsque, seul en face de la grande Vierge dorée, il s'hallucinait jusqu'à la voir se pencher pour lui donner ses bandeaux à baiser, il redevenait très jeune, très bon, très fort, très juste, tout envahi d'une vie de tendresse.
La dévotion de l'abbé Mouret pour la Vierge datait de sa jeunesse. Tout enfant, un peu sauvage, se réfugiant dans les coins, il se plaisait à penser qu'une belle dame le protégeait, que deux yeux bleus, très doux, avec un sourire, le suivaient partout. Souvent, la nuit, ayant senti un léger souffle lui passer sur les cheveux, il racontait que la Vierge était venue l'embrasser. Il avait grandi sous cette caresse de femme, dans cet air plein d'un frôlement de jupe divine. Dès sept ans, il contentait ses besoins de tendresse, en dépensant tous les sous qu'on lui donnait à acheter des images de sainteté, qu'il cachait jalousement, pour en jouir seul. Et jamais il n'était tenté par les Jésus portant l'agneau, les Christ en croix, les Dieu le Père se penchant avec une grande barbe au bord d'une nuée; il revenait toujours aux tendres images de Marie, à son étroite bouche riante, à ses fines mains tendues. Peu à peu, il les avait toutes collectionnées: Marie entre un lis et une quenouille, Marie portant l'enfant comme une grande soeur, Marie couronnée de roses, Marie couronnée d'étoiles. C'était pour lui une famille de belles jeunes filles, ayant une ressemblance de grâce, le même air de bonté, le même visage suave, si jeunes sous leurs voiles, que, malgré leur nom de mère de Dieu, il n'avait point peur d'elles comme des grandes personnes. Elles lui semblaient avoir son âge, être les petites filles qu'il aurait voulu rencontrer, les petites filles du ciel avec lesquelles les petits garçons morts à sept ans doivent jouer éternellement, dans un coin du paradis. Mais il était grave déjà; il garda, en grandissant, le secret de son religieux amour, pris des pudeurs exquises de l'adolescence. Marie vieillissait avec lui, toujours plus âgée d'un ou deux ans, comme il convient à une amie souveraine. Elle avait vingt ans, lorsqu'il en avait dix-huit. Elle ne l'embrassait plus la nuit sur le front; elle se tenait à quelques pas, les bras croisés, dans son sourire chaste, adorablement douce. Lui, ne la nommait plus que tout bas, éprouvant comme un évanouissement de son coeur, chaque fois que le nom chéri lui passait sur les lèvre, dans ses prières. Il ne rêvait plus des jeux enfantins, au fond du jardin céleste, mais une contemplation continue, en face de cette figure blanche, si pure, à laquelle il n'aurait pas voulu toucher de son souffle. Il cachait