L'Assommoir. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
vous me tourmentez! murmura-t-elle. Vous le voulez? eh bien, oui… Mon Dieu, nous faisons là une grande folie, peut-être.
Il s'était levé, l'avait empoignée par la taille, lui appliquait un rude baiser sur la figure, au hasard. Puis, comme cette caresse faisait un gros bruit, il s'inquiéta le premier, regardant Claude et Étienne, marchant à pas de loup, baissant la voix.
– Chut! soyons sages, dit-il, il ne faut pas réveiller les gosses…
A demain.
Et il remonta à sa chambre. Gervaise, toute tremblante, resta près d'une heure assise au bord de son lit, sans songer à se déshabiller. Elle était touchée, elle trouvait Coupeau très-honnête; car elle avait bien cru un moment que c'était fini, qu'il allait coucher là. L'ivrogne, en bas, sous la fenêtre, avait une plainte plus rauque de bête perdue. Au loin, le violon à la ronde canaille se taisait.
Les jours suivants, Coupeau voulut décider Gervaise à monter un soir chez sa soeur, rue de la Goutte-d'Or. Mais la jeune femme, très timide, montrait un grand effroi de cette visite aux Lorilleux. Elle remarquait parfaitement que le zingueur avait une peur sourde du ménage. Sans doute il ne dépendait pas de sa soeur, qui n'était même pas l'aînée. Maman Coupeau donnerait son consentement des deux mains, car jamais elle ne contrariait son fils. Seulement, dans la famille, les Lorilleux passaient pour gagner jusqu'à dix francs par jour; et ils tiraient de là une véritable autorité. Coupeau n'aurait pas osé se marier, sans qu'ils eussent avant tout accepté sa femme.
– Je leur ai parlé de vous, ils connaissent nos projets, expliquait-il à Gervaise. Mon Dieu! que vous êtes enfant! Venez ce soir… Je vous ai avertie, n'est-ce pas? Vous trouverez ma soeur un peu raide. Lorilleux non plus n'est pas toujours aimable. Au fond, ils sont très vexés, parce que, si je me marie, je ne mangerai plus chez eux, et ce sera une économie de moins. Mais ça ne fait rien, ils ne vous mettront pas à la porte… Faites ça pour moi, c'est absolument nécessaire.
Ces paroles effrayaient Gervaise davantage. Un samedi soir, pourtant, elle céda. Coupeau vint la chercher à huit heures et demie. Elle s'était habillée: une robe noire, avec un châle à palmes jaunes en mousseline de laine imprimée, et un bonnet blanc garni d'une petite dentelle. Depuis six semaines qu'elle travaillait, elle avait économisé les sept francs du châle et les deux francs cinquante du bonnet; la robe était une vieille robe nettoyée et refaite.
– Ils vous attendent, lui dit Coupeau, pendant qu'ils faisaient le tour par la rue des Poissonniers. Oh! ils commencent à s'habituer à l'idée de me voir marié. Ce soir, ils ont l'air très gentil… Et puis, si vous n'avez jamais vu faire des chaînes d'or, ça vous amusera à regarder. Ils ont justement une commande pressée pour lundi.
– Ils ont de l'or chez eux? demanda Gervaise. Je crois bien, il y en – a sur les murs, il y en a par terre, il y en a partout.
Cependant, ils s'étaient engagés sous la porte ronde et avaient traversé la cour. Les Lorilleux demeuraient au sixième, escalier B. Coupeau lui cria en riant d'empoigner ferme la rampe et de ne plus la lâcher. Elle leva les yeux, cligna les paupières, en apercevant la haute tour creuse de la cage de l'escalier, éclairée par trois becs de gaz, de deux étages en deux étages; le dernier, tout en haut, avait l'air d'une étoile tremblotante dans un ciel noir, tandis que les deux autres jetaient de longues clartés, étrangement découpées, le long de la spirale interminable des marches.
– Hein? dit le zingueur en arrivant au palier du premier étage, ça sent joliment la soupe à l'ognon. On a mangé de la soupe à l'ognon pour sûr.
En effet, l'escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses, les murs éraflés montrant le plâtre, était encore plein d'une violente odeur de cuisine. Sur chaque palier, des couloirs s'enfonçaient, sonores de vacarme, des portes s'ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains; et, au ras de la fenêtre, le plomb soufflait une humidité fétide, dont la puanteur se mêlait à l'âcreté de l'ognon cuit. On entendait, du rez-de-chaussée au sixième, des bruits de vaisselle, des poêlons qu'on barbotait, des casseroles qu'on grattait avec des cuillers pour les récurer. Au premier étage, Gervaise aperçut, dans l'entrebâillement d'une porte, sur laquelle le mot: Dessinateur, était écrit en grosses lettres, deux hommes attablés devant une toile cirée desservie, causant furieusement, au milieu de la fumée de leurs pipes. Le second étage et le troisième, plus tranquilles, laissaient passer seulement par les fentes des boiseries la cadence d'un berceau, les pleurs étouffés d'un enfant, la grosse voix d'une femme coulant avec un sourd murmure d'eau courante, sans paroles distinctes; et elle put lire des pancartes clouées, portant des noms: Madame Gaudron, cardeuse, et plus loin: Monsieur Madinier, atelier de cartonnage. On se battait au quatrième: un piétinement dont le plancher tremblait, des meubles culbutés, un effroyable tapage de jurons et de coups; ce qui n'empêchait pas les voisins d'en face de jouer aux cartes, la porte ouverte, pour avoir de l'air. Mais, quand elle fut au cinquième, Gervaise dut souffler; elle n'avait pas l'habitude de monter; ce mur qui tournait toujours, ces logements entrevus qui défilaient, lui cassaient la tête. Une famille, d'ailleurs, barrait le palier; le père lavait des assiettes sur un petit fourneau de terre, près du plomb, tandis que la mère, adossée à la rampe, nettoyait le bambin, avant d'aller le coucher. Cependant, Coupeau encourageait la jeune femme. Ils arrivaient. Et, lorsqu'il fut enfin au sixième, il se retourna pour l'aider d'un sourire. Elle, la tête levée, cherchait d'où venait un filet de voix, qu'elle écoutait depuis la première marche, clair et perçant, dominant les autres bruits. C'était, sous les toits, une petite vieille qui chantait en habillant des poupées à treize sous. Gervaise vit encore, au moment où une grande fille rentrait avec un seau dans une chambre voisine, un lit défait, où un homme en manches de chemise attendait, vautré, les yeux en l'air; sur la porte refermée, une carte de visite écrite à la main indiquait: Mademoiselle Clémence, repasseuse. Alors, tout en haut, les jambes cassées, l'haleine courte, elle eut la curiosité de se pencher au-dessus de la rampe; maintenant, c'était le bec de gaz d'en bas qui semblait une étoile, au fond du puits étroit des six étages; et les odeurs, la vie énorme et grondante de la maison, lui arrivaient dans une seule haleine, battaient d'un coup de chaleur son visage inquiet, se hasardant là comme au bord d'un gouffre.
– Nous ne sommes pas arrivés, dit Coupeau. Oh! c'est un voyage!
Il avait pris, à gauche, un long corridor. Il tourna deux fois, la première encore à gauche, la seconde à droite. Le corridor s'allongeait toujours, se bifurquait, resserré, lézardé, décrépi, de loin en loin éclairé par une mince flamme de gaz; et les portes uniformes, à la file comme des portes de prison ou de couvent, continuaient à montrer, presque toutes grandes ouvertes, des intérieurs de misère et de travail, que la chaude soirée de juin emplissait d'une buée rousse. Enfin, ils arrivèrent à un bout de couloir complètement sombre.
– Nous y sommes, reprit le zingueur. Attention! tenez-vous au mur; il y a trois marches.
Et Gervaise fit encore une dizaine de pas, dans l'obscurité, prudemment. Elle buta, compta les trois marches. Mais, au fond du couloir, Coupeau venait de pousser une porte, sans frapper. Une vive clarté s'étala sur le carreau. Ils entrèrent.
C'était une pièce étranglée, une sorte de boyau, qui semblait le prolongement même du corridor. Un rideau de laine déteinte, en ce moment relevé par une ficelle, coupait le boyau en deux. Le premier compartiment contenait un lit, poussé sous un angle du plafond mansardé, un poêle de fonte encore tiède du dîner, deux chaises, une table et une armoire dont il avait fallu scier la corniche pour qu'elle pût tenir entre le lit et la porte. Dans le second compartiment se trouvait installé l'atelier: au fond, une étroite forge avec son soufflet; à droite, un étau scellé au mur, sous une étagère où traînaient des ferrailles; à gauche, auprès de la fenêtre, un établi tout petit, encombré de pinces, de cisailles, de scies microscopiques, grasses et très sales.
– C'est nous! cria Coupeau, en s'avançant jusqu'au rideau de laine.
Mais on ne répondit pas tout de suite. Gervaise, fort émotionnée, remuée surtout par cette idée qu'elle allait entrer dans un lieu plein d'or, se tenait derrière l'ouvrier, balbutiant, hasardant des hochements