L'Assommoir. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
les couples tourner, entre les feuilles, auxquelles les lanternes pendues aux branches donnaient un vert peint et cru de décor. La nuit dormait, sans une haleine, pâmée par la grosse chaleur. Dans la salle, une conversation sérieuse s'était engagée entre Lorilleux et M. Madinier, pendant que les dames, ne sachant plus comment soulager leur besoin de colère, regardaient leurs robes, cherchant si elles n'avaient pas attrapé des taches.
Les effilés de madame Lerat devaient avoir trempé dans le café. La robe écrue de madame Fauconnier était pleine de sauce. Le châle vert de maman Coupeau, tombé d'une chaise, venait d'être retrouvé dans un coin, roulé et piétiné. Mais c'était surtout madame Lorilleux qui ne décolérait pas. Elle avait une tache dans le dos, on avait beau lui jurer que non, elle la sentait. Et elle finit, en se tordant devant une glace, par l'apercevoir.
– Qu'est-ce que je disais? cria-t-elle. C'est du jus de poulet. Le garçon payera la robe. Je lui ferai plutôt un procès… Ah! la journée est complète. J'aurais mieux fait de rester couchée… Je m'en vais, d'abord. J'en ai assez, de leur fichue noce!
Elle partit rageusement, en faisant trembler l'escalier sous les coups de ses talons. Lorilleux courut derrière elle. Mais tout ce qu'il put obtenir, ce fut qu'elle attendrait cinq minutes sur le trottoir, si l'on voulait partir ensemble. Elle aurait dû s'en aller après l'orage, comme elle en avait eu l'envie. Coupeau lui revaudrait cette journée-là. Quand ce dernier la sut si furieuse, il parut consterné; et Gervaise, pour lui éviter des ennuis, consentit à rentrer tout de suite. Alors, on s'embrassa rapidement. M. Madinier se chargea de reconduire maman Coupeau. Madame Boche devait, pour la première nuit, emmener Claude et Étienne coucher chez elle; leur mère pouvait être sans crainte, les petits dormaient sur des chaises, alourdis par une grosse indigestion d'oeufs à la neige. Enfin, les mariés se sauvaient avec Lorilleux, laissant le reste de la noce chez le marchand de vin, lorsqu'une bataille s'engagea en bas, dans le bastringue, entre leur société et une autre société; Boche et Mes-Bottes, qui avaient embrassé une dame, ne voulaient pas la rendre à deux militaires auxquels elle appartenait, et menaçaient de nettoyer tout le tremblement, dans le tapage enragé du cornet à pistons et des deux violons, jouant la polka des Perles.
Il était à peine onze heures. Sur le boulevard de la Chapelle, et dans tout le quartier de la Goutte-d'Or, la paye de grande quinzaine, qui tombait ce samedi-là, mettait un vacarme énorme de soûlerie. Madame Lorilleux attendait à vingt pas du Moulin-d'Argent, debout sous un bec de gaz. Elle prit le bras de Lorilleux, marcha devant, sans se retourner, d'un tel pas que Gervaise et Coupeau s'essoufflaient à les suivre. Par moments, ils descendaient du trottoir, pour laisser la place à un ivrogne, tombé là, les quatre fers en l'air. Lorilleux se retourna, cherchant à raccommoder les choses.
– Nous allons vous conduire à votre porte, dit-il.
Mais madame Lorilleux, élevant la voix, trouvait ça drôle, de passer sa nuit de noce dans ce trou infect de l'hôtel Boncoeur. Est-ce qu'ils n'auraient pas dû remettre le mariage, économiser quatre sous et acheter des meubles, pour rentrer chez eux, le premier soir? Ah! ils allaient être bien, sous les toits, empilés tous les deux dans un cabinet de dix francs, où il n'y avait seulement pas d'air.
– J'ai donné congé, nous ne restons pas en haut, objecta Coupeau timidement. Nous gardons la chambre de Gervaise, qui est plus grande.
Madame Lorilleux s'oublia, se tourna d'un mouvement brusque.
– Ça, c'est plus fort! cria-t-elle. Tu vas coucher dans la chambre à la Banban!
Gervaise devint toute pâle. Ce surnom, qu'elle recevait à la face pour la première fois, la frappait comme un soufflet. Puis, elle entendait bien l'exclamation de sa belle-soeur: la chambre à la Banban, c'était la chambre où elle avait vécu un mois avec Lantier, où les loques de sa vie passée traînaient encore. Coupeau ne comprit pas, fut seulement blessé du surnom.
– Tu as tort de baptiser les autres, répondit-il avec humeur. Tu ne sais pas, toi, qu'on t'appelle Queue-de-Vache, dans le quartier, à cause de tes cheveux. La, ça ne te fait pas plaisir, n'est-ce pas?.. Pourquoi ne garderions-nous pas la chambre du premier? Ce soir, les enfants n'y couchent pas, nous y serons très bien.
Madame Lorilleux n'ajouta rien, se renfermant dans sa dignité, horriblement vexée de s'appeler Queue-de-Vache. Coupeau, pour consoler Gervaise, lui serrait doucement le bras; et il réussit même à l'égayer, en lui racontant à l'oreille qu'ils entraient en ménage avec la somme de sept sous toute ronde, trois gros sous et un petit sou, qu'il faisait sonner de la main dans la poche de son pantalon. Quand on fut arrivé à l'hôtel Boncoeur, on se dit bonsoir d'un air fâché. Et au moment où Coupeau poussait les deux femmes au cou l'une de l'autre, en les traitant de bêtes, un pochard, qui semblait vouloir passer à droite, eut un brusque crochet à gauche, et vint se jeter entre elles.
– Tiens! c'est le père Bazouge! dit Lorilleux. Il a son compte, aujourd'hui.
Gervaise, effrayée, se collait contre la porte de l'hôtel. Le père Bazouge, un croque-mort d'une cinquantaine d'années, avait son pantalon noir taché de boue, son manteau noir agrafé sur l'épaule, son chapeau de cuir noir cabossé, aplati dans quelque chute.
– N'ayez pas peur, il n'est pas méchant, continuait Lorilleux. C'est un voisin; la troisième chambre dans le corridor, avant d'arriver chez nous… Il serait propre, si son administration le voyait comme ça!
Cependant, le père Bazouge s'offusquait de la terreur de la jeune femme.
– Eh bien, quoi! bégaya-t-il, on ne mange personne dans notre partie… J'en vaux un autre, allez, ma petite… Sans doute que j'ai bu un coup! Quand l'ouvrage donne, faut bien se graisser les roues. Ce n'est pas vous, ni la compagnie, qui auriez descendu le particulier de six cents livres qui nous avons amené à deux du quatrième sur le trottoir, et sans le casser encore… Moi, j'aime les gens rigolos.
Mais Gervaise se rentrait davantage dans l'angle de la porte, prise d'une grosse envie de pleurer, qui lui gâtait toute sa journée de joie raisonnable. Elle ne songeait plus à embrasser sa belle-soeur, elle suppliait Coupeau d'éloigner l'ivrogne. Alors, Bazouge, en chancelant, eut un geste plein de dédain philosophique.
– Ça ne vous empêchera pas d'y passer, ma petite… Vous serez peut-être bien contente d'y passer, un jour… Oui, j'en connais des femmes, qui diraient merci, si on les emportait.
Et, comme les Lorilleux se décidaient à l'emmener, il se retourna, il balbutia une dernière phrase, entre deux hoquets:
– Quand on est mort… écoutez ça… quand on est mort, c'est pour longtemps.
IV
Ce furent quatre années de dur travail. Dans le quartier, Gervaise et Coupeau étaient un bon ménage, vivant à l'écart, sans batteries, avec un tour de promenade régulier le dimanche, du côté de Saint-Ouen. La femme faisait des journées de douze heures chez madame Fauconnier, et trouvait le moyen de tenir son chez elle propre comme un sou, de donner la pâtée à tout son monde, matin et soir. L'homme ne se soûlait pas, rapportait ses quinzaines, fumait une pipe à sa fenêtre avant de se coucher, pour prendre l'air. On les citait, à cause de leur gentillesse. Et, comme ils gagnaient à eux deux près de neuf francs par jour, on calculait qu'ils devaient mettre de côté pas mal d'argent.
Mais, dans les premiers temps surtout, il leur fallut joliment trimer, pour joindre les deux bouts. Leur mariage leur avait mis sur le dos une dette de deux cents francs. Puis, ils s'abominaient, à l'hôtel Boncoeur; ils trouvaient ça dégoûtant, plein de sales fréquentations; et ils rêvaient d'être chez eux, avec des meubles à eux, qu'ils soigneraient. Vingt fois, ils calculèrent la somme nécessaire; ça montait, en chiffre rond, à trois cent cinquante francs, s'ils voulaient tout de suite n'être pas embarrassés pour serrer leurs affaires et avoir sous la main une casserole ou un poêlon, quand ils en auraient besoin. Ils désespéraient d'économiser une si grosse somme en moins de deux années, lorsqu'il leur arriva une bonne chance: un vieux monsieur de Plassans leur demanda Claude, l'aîné des petits, pour le placer là-bas au collège; une toquade généreuse d'un original, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouillés autrefois par le mioche avaient vivement