L'Assommoir. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
de deux mois nous étions nettoyés. C'est à ce moment-là que nous sommes venus habiter l'hôtel Boncoeur et que la sacrée vie a commencé…
Elle s'interrompit, serrée tout d'un coup à la gorge, rentrant ses larmes. Elle avait fini de brosser son linge.
– Il faut que j'aille chercher mon eau chaude, murmura-t-elle.
Mais madame Boche, très contrariée de cet arrêt dans les confidences, appela le garçon du lavoir qui passait.
– Mon petit Charles, vous serez bien gentil, allez donc chercher un seau d'eau chaude à madame, qui est pressée.
Le garçon prit le seau et le rapporta plein. Gervaise paya; c'était un sou le seau. Elle versa l'eau chaude dans le baquet, et savonna le linge une dernière fois, avec les mains, se ployant au-dessus de la batterie, au milieu d'une vapeur qui accrochait des filets de fumée grise dans ses cheveux blonds.
– Tenez, mettez donc des cristaux, j'en ai là, dit obligeamment la concierge.
Et elle vida dans le baquet de Gervaise le fond d'un sac de carbonate de soude, qu'elle avait apporté. Elle lui offrit aussi de l'eau de javelle; mais la jeune femme refusa; c'était bon pour les taches de graisse et les taches de vin.
– Je le crois un peu coureur, reprit madame Boche, en revenant à Lantier, sans le nommer.
Gervaise, les reins en deux, les mains enfoncées et crispées dans le linge, se contenta de hocher la tête.
– Oui, oui, continua l'autre, je me suis aperçue de plusieurs petites choses…
Mais elle se récria, devant le brusque mouvement de Gervaise qui s'était relevée, toute pâle, en la dévisageant.
– Oh! non, je ne sais rien!.. Il aime à rire, je crois, voilà tout… Ainsi, les deux filles qui logent chez nous, Adèle et Virginie, vous les connaissez, eh bien! il plaisante avec elles, et ça ne va pas plus loin, j'en suis sûre.
La jeune femme, droite devant elle, la face en sueur, les bras ruisselants, la regardait toujours, d'un regard fixe et profond. Alors, la concierge se fâcha, s'appliqua un coup de poing sur la poitrine, en donnant sa parole d'honneur. Elle criait:
– Je ne sais rien, la, quand je vous le dis!
Puis, se calmant, elle ajouta d'une voix doucereuse, comme on parle à une personne à qui la vérité ne vaudrait rien:
– Moi, je trouve qu'il a les yeux francs… Il vous épousera, ma petite, je vous le promets!
Gervaise s'essuya le front de sa main mouillée. Puis, elle tira de l'eau une autre pièce de linge, en hochant de nouveau la tête. Un instant, toutes deux gardèrent le silence. Autour d'elles, le lavoir s'était apaisé. Onze heures sonnaient. La moitié des laveuses, assises d'une jambe au bord de leurs baquets, avec un litre de vin débouché à leurs pieds, mangeaient des saucisses dans des morceaux de pain fendus. Seules, les ménagères venues là pour laver leurs petits paquets de linge, se hâtaient, en regardant l'oeil-de-boeuf accroché au-dessus du bureau. Quelques coups de battoir partaient encore, espacés, au milieu des rires adoucis, des conversations qui s'empâtaient dans un bruit glouton de mâchoires; tandis que la machine à vapeur, allant son train, sans repos ni trêve, semblait hausser la voix, vibrante, ronflante, emplissant l'immense salle. Mais pas une des femmes ne l'entendait; c'était comme la respiration même du lavoir, une baleine ardente amassant sous les poutres du plafond l'éternelle buée qui flottait. La chaleur devenait intolérable; des raies de soleil entraient à gauche, par les hautes fenêtres, allumant les vapeurs fumantes de nappes opalisées, d'un gris-rose et d'un gris-bleu très-tendres. Et, comme des plaintes s'élevaient, le garçon Charles allait d'une fenêtre à l'autre, tirait des stores de grosse toile; ensuite, il passa de l'autre côté, du côté de l'ombre, et ouvrit des vasistas. On l'acclamait, on battait des mains; une gaieté formidable roulait. Bientôt, les derniers battoirs eux-mêmes se turent. Les laveuses, la bouche pleine, ne faisaient plus que des gestes avec les couteaux ouverts qu'elles tenaient au poing. Le silence devenait tel, qu'on entendait régulièrement, tout au bout, le grincement de la pelle du chauffeur, prenant du charbon de terre et le jetant dans le fourneau de la machine.
Cependant, Gervaise lavait son linge de couleur dans l'eau chaude, grasse de savon, qu'elle avait conservée. Quand elle eut fini, elle approcha un tréteau, jeta en travers toutes les pièces, qui faisaient par terre des mares bleuâtres. Et elle commença à rincer. Derrière elle, le robinet d'eau froide coulait au-dessus d'un vaste baquet, fixé au sol, et que traversaient deux barres de bois, pour soutenir le linge. Au-dessus, en l'air, deux autres barres passaient, où le linge achevait de s'égoutter.
– Voilà qui va être fini, ce n'est pas malheureux, dit madame Boche.
Je reste pour vous aider à tordre tout ça.
– Oh! ce n'est pas la peine, je vous remercie bien, répondit la jeune femme, qui pétrissait de ses poings et barbottait les pièces de couleur dans l'eau claire. Si j'avais des draps, je ne dis pas.
Mais il lui fallut pourtant accepter l'aide de la concierge. Elles tordaient toutes deux, chacune à un bout, une jupe, un petit lainage marron mauvais teint, d'où sortait une eau jaunâtre, lorsque madame Boche s'écria:
– Tiens! la grande Virginie!.. Qu'est-ce qu'elle vient laver ici, celle-là, avec ses quatre guenilles dans un mouchoir?
Gervaise avait vivement levé la tête. Virginie était une fille de son âge, plus grande qu'elle, brune, jolie, malgré sa figure un peu longue. Elle avait une vieille robe noire à volants, un ruban rouge au cou; et elle était coiffée avec soin, le chignon pris dans un filet en chenille bleue. Un instant, au milieu de l'allée centrale, elle pinça les paupières, ayant l'air de chercher; puis, quand elle eut aperçu Gervaise, elle vint passer près d'elle, raide, insolente, balançant ses hanches, et s'installa sur la même rangée, à cinq baquets de distance.
– En voilà un caprice! continuait madame Boche, à voix plus basse. Jamais elle ne savonne une paire de manches… Ah! une fameuse fainéante, je vous en réponds! Une couturière qui ne recoud pas seulement ses bottines! C'est comme sa soeur, la brunisseuse, cette gredine d'Adèle, qui manque l'atelier deux jours sur trois! Ça n'a ni père ni mère connus, ça vit d'on ne sait quoi, et si l'on voulait, parler… Qu'est-ce qu'elle frotte donc là? Hein! c'est un jupon? Il est joliment dégoûtant, il a dû en voir de propres, ce jupon!
Madame Boche, évidemment, voulait faire plaisir à Gervaise. La vérité était qu'elle prenait souvent le café avec Adèle et Virginie, quand les petites avaient de l'argent. Gervaise ne répondait pas, se dépêchait, les mains fiévreuses. Elle venait de faire son bleu, dans un petit baquet monté sur trois pieds. Elle trempait ses pièces de blanc, les agitait un instant au fond de l'eau teintée, dont le reflet prenait une pointe de laque; et, après les avoir tordues légèrement, elle les alignait sur les barres de bois, en haut. Pendant toute cette besogne, elle affectait de tourner le dos à Virginie. Mais elle entendait ses ricanements, elle sentait sur elle ses regards obliques. Virginie semblait n'être venue que pour la provoquer. Un instant, Gervaise s'étant retournée, elles se regardèrent toutes deux, fixement.
– Laissez-la donc, murmura madame Boche. Vous n'allez peut-être pas vous prendre aux cheveux… Quand je vous dis qu'il n'y a rien! Ce n'est pas elle, la!
A ce moment, comme la jeune femme pendait sa dernière pièce de linge, il y eut des rires à la porte du lavoir.
– C'est deux gosses qui demandent maman! cria Charles.
Toutes les femmes se penchèrent. Gervaise reconnut Claude et Étienne. Dès qu'ils l'aperçurent, ils coururent à elle, au milieu des flaques, tapant sur les dalles les talons de leurs souliers dénoués. Claude, l'aîné, donnait la main à son petit frère. Les laveuses, sur leur passage, avaient de légers cris de tendresse, à les voir un peu effrayés, souriant pourtant. Et ils restèrent là, devant leur mère, sans se lâcher, levant leurs têtes blondes.
– C'est papa qui vous envoie? demanda Gervaise.
Mais comme elle se baissait pour rattacher les cordons des souliers d'Étienne, elle vit, à un doigt de Claude, la clef de la chambre