Son Excellence Eugène Rougon. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
bien, ne parlant jamais, très patient, attendant qu'on songe à lui, toujours là à vous regarder pour qu'on ne l'oublie pas… Je l'ai fait nommer chevalier…» Elle dut lui mettre la main sur la bouche, se fâchant, disant:
«Eh! il est marié, aussi, celui-là! il n'est pas drôle!..
J'ai vu sa femme chez vous, un paquet! Elle m'a invitée à aller visiter leur cristallerie, à Bourges.» D'une bouchée, elle acheva sa première tartine. Puis, elle but une grande gorgée d'eau. Ses jambes pendaient, au bord de la table; et, un peu tassée sur les reins, le cou plié en arrière, elle les balançait, d'un mouvement machinal dont Rougon suivait le rythme. A chaque va-et-vient, les mollets se renflaient, sous la gaze.
«Et M. Du Poizat? demanda-t-elle, après un silence.
– Du Poizat a été sous-préfet», répondit-il simplement.
Elle le regarda, surprise de la brièveté de l'histoire.
«Je le sais bien, dit-elle. Ensuite?
– Ensuite, il sera préfet plus tard, et alors on le décorera.» Elle comprit qu'il ne voulait pas en dire davantage.
D'ailleurs, elle avait jeté le nom de Du Poizat négligemment. Maintenant, elle cherchait ces messieurs sur ses doigts; elle partait du pouce, elle murmurait:
«M. d'Escorailles: il n'est pas sérieux, il aime toutes les femmes… M. La Rouquette: inutile, je le connais trop bien… M. de Combelot: encore un qui est marié…» Et, comme elle s'arrêtait à l'annulaire, ne trouvant plus personne, Rougon lui dit, en la regardant fixement:
«Vous oubliez Delestang.
– Vous avez raison! cria-t-elle. Parlez-moi donc de celui-là!
– C'est un bel homme, reprit-il sans la quitter des yeux. Il est fort riche. Je lui ai toujours prédit un grand avenir.» Il continua sur ce ton, outrant les éloges, doublant les chiffres. La ferme-modèle de la Chamade valait deux millions. Delestang serait certainement ministre un jour. Mais elle gardait aux lèvres une moue dédaigneuse.
«Il est bien bête, finit-elle par murmurer.
– Dame!» dit Rougon avec un fin sourire.
Il paraissait ravi du mot qu'elle venait de laisser échapper. Alors, par un de ces sauts brusques qui lui étaient familiers, elle posa une nouvelle question, en le regardant à son tour fixement.
«Vous devez joliment connaître M. de Marsy?
– Oui, oui, nous nous connaissons», dit-il sans broncher comme amusé davantage par ce qu'elle lui demandait là.
Mais il redevint sérieux. Il fut très digne, très juste.
«C'est un homme d'une intelligence extraordinaire, expliqua-t-il. Je m'honore de l'avoir pour ennemi… Il a touché à tout. A vingt-huit ans, il était colonel. Plus tard, on le trouve à la tête d'une grande usine. Puis, il s'est occupé successivement d'agriculture, de finance, de commerce. On assure même qu'il a peint des portraits et écrit des romans.» Clorinde, oubliant de manger, restait rêveuse.
«J'ai causé avec lui l'autre soir, dit-elle à demi-voix. Il est tout à fait bien… Un fils de reine.
– Pour moi, poursuivit Rougon, l'esprit le gâte. J'ai une autre idée de la force. Je l'ai entendu faire des calembours dans une circonstance bien grave. Enfin, il a réussi, il règne autant que l'empereur. Tous ces bâtards ont de la chance!.. Ce qu'il a de plus personnel, c'est la poigne, une main de fer, hardie, résolue, très fine et très déliée pourtant.» Malgré elle, la jeune fille avait baissé les yeux sur les grosses mains de Rougon. Il s'en aperçut, il reprit en souriant:
«Oh! moi, j'ai des pattes, n'est-ce pas? C'est pour cela que nous ne nous sommes jamais entendus avec Marsy. Lui, sabre galamment le monde, sans tacher ses gants blancs. Moi, j'assomme.» Il avait fermé les poings, des poings gras, velus aux phalanges, et il les balançait, heureux de les voir énormes. Clorinde prit la seconde tartine, dans laquelle elle enfonça les dents, toujours songeuse. Enfin, elle leva les yeux sur Rougon.
«Alors, vous? demanda-t-elle.
– C'est mon histoire que vous voulez? dit-il. Rien de plus facile à conter. Mon grand-père vendait des légumes. Moi, jusqu'à trente-huit ans, j'ai traîné mes savates de petit avocat au fond de ma province. J'étais un inconnu hier. Je n'ai pas comme notre ami Kahn usé mes épaules à soutenir les gouvernements. Je ne sors pas comme Béjuin de l'École polytechnique. Je ne porte ni le beau nom du petit Escorailles ni la belle figure de ce pauvre Combelot. Je ne suis pas aussi bien apparenté que La Rouquette qui doit son siège de député à sa sœur, la veuve du général de Llorentz, aujourd'hui dame du palais. Mon père ne m'a pas laissé comme à Delestang cinq millions de fortune, gagnés dans les vins. Je ne suis pas né sur les marches d'un trône, ainsi que le comte de Marsy, et je n'ai pas grandi pendu à la jupe d'une femme savante, sous les caresses de Talleyrand. Non, je suis un homme nouveau, je n'ai que mes poings…» Et il tapait ses poings l'un contre l'autre, riant très haut, tournant la chose plaisamment. Mais il s'était redressé, il semblait casser des pierres entre ses doigts fermés. Clorinde l'admirait.
«Je n'étais rien, je serai maintenant ce qu'il me plaira, continua-t-il, s'oubliant, causant pour lui. Je suis une force. Et ils me font hausser les épaules, les autres, quand ils protestent de leur dévouement à l'empire!
Est-ce qu'ils l'aiment? est-ce qu'ils le sentent? est-ce qu'ils ne s'accommoderaient pas de tous les gouvernements? Moi, j'ai poussé avec l'empire; je l'ai fait et il m'a fait… J'ai été nommé chevalier après le 10 décembre, officier en janvier 52, commandeur le 15 août 54, grand officier il y a trois mois. Sous la présidence, j'ai eu un instant le portefeuille des travaux publics; plus tard, l'empereur m'a chargé d'une mission en Angleterre; puis, je suis entré au Conseil d'État et au Sénat…
– Et demain, où entrez-vous?» demanda Clorinde, avec un rire, sous lequel elle tâchait de cacher l'ardeur de sa curiosité.
Il la regarda, s'arrêta net.
«Vous êtes bien curieuse, mademoiselle Machiavel», dit-il.
Alors, elle balança ses jambes d'un mouvement plus vif. Il y eut un silence. Rougon, à la voir de nouveau perdue dans une grosse rêverie, crut le moment favorable pour la confesser.
«Les femmes…», commença-t-il.
Mais elle l'interrompit, les yeux vagues, souriant légèrement à ses pensées, murmurant à demi-voix:
«Oh! les femmes ont autre chose.» Ce fut son seul aveu. Elle acheva sa tartine, vida d'un trait le verre d'eau pure, et se mit debout sur la table, d'un saut qui attestait son habileté d'écuyère.
«Eh! Luigi!» cria-t-elle.
Le peintre, depuis un instant, mordant ses moustaches d'impatience, s'était levé, piétinant autour d'elle et de Rougon. Il revint s'asseoir avec un soupir, il reprit sa palette. Les trois minutes de grâce demandées par Clorinde, avaient duré un quart d'heure. Cependant, elle se tenait debout sur la table, toujours enveloppée du morceau de dentelle noire. Puis, quand elle eut retrouvé la pose, elle se découvrit d'un seul geste. Elle redevenait un marbre, elle n'avait plus de pudeur.
Dans les Champs-Élysées, les voitures roulaient plus rares. Le soleil couchant enfilait l'avenue d'une poussière de soleil qui poudrait les arbres, comme si les roues eussent soulevé ce nuage de lumière rousse. Sous le jour tombant des hautes baies vitrées, les épaules de Clorinde se moirèrent d'un reflet d'or. Et, lentement, le ciel pâlissait.
«Est-ce que le mariage de M. de Marsy avec cette princesse valaque est toujours décidé? demanda-t-elle au bout d'un instant.
– Mais je le pense, répondit Rougon. Elle est fort riche. Marsy est toujours à court d'argent. D'ailleurs, on raconte qu'il en est fou.» Le silence ne fut plus troublé. Rougon était là, se croyant chez lui, ne songeant pas à s'en aller. Il réfléchissait, il reprenait sa promenade. Cette Clorinde était vraiment une fille très séduisante. Il pensait à elle, comme s'il l'avait déjà quittée depuis longtemps; et, les yeux sur le parquet, il descendait dans des pensées