Son Excellence Eugène Rougon. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
la croix de feu qu'on hissait sur l'hôtel de la Légion d'honneur, du palais féerique de la place de la Concorde qui nécessitait l'emploi de neuf cent cinquante mille verres de couleur, de la tour Saint-Jacques dont la statue, en l'air, semblait une torche allumée.
Comme les Charbonnel hésitaient toujours, il se pencha, il baissa la voix.
«Puis, en rentrant, nous nous arrêterons dans une crémerie de la rue de Seine, où l'on mange de la soupe au fromage épatante.» Alors, les Charbonnel n'osèrent plus refuser. Leurs yeux arrondis exprimaient à la fois une curiosité et une épouvante d'enfant. Ils se sentaient devenir la chose de ce terrible homme. Mme Charbonnel se contenta de murmurer:
«Ah! ce Paris, ce Paris!.. Enfin, puisque nous y sommes, il faut bien tout voir. Mais si vous saviez, monsieur Gilquin, comme nous étions tranquilles à Plassans! J'ai là-bas des conserves qui se perdent, des confitures, des cerises à l'eau-de-vie, des cornichons.
– N'aie donc pas peur, maman! dit Gilquin qui s'égayait jusqu'à la tutoyer. Tu gagnes ton procès et tu m'invites, hein! Nous allons tous là-bas rafler les conserves.» Il se versa un nouveau verre d'absinthe. Il était complètement gris. Pendant un moment, il couva les Charbonnel d'un regard attendri. Lui, voulait qu'on eût le cœur sur la main. Brusquement, il se mit debout, il agita ses longs bras, poussant des psit! des hé! là-bas!
C'était Mme Mélanie Correur, en robe de soie gorge-de-pigeon, qui passait sur le trottoir, en face. Elle tourna la tête, elle parut très ennuyée d'apercevoir Gilquin.
Cependant, elle traversa la chaussée, en balançant ses hanches d'un air de princesse. Et quand elle fut debout devant la table, elle se fit longtemps prier pour accepter quelque chose.
«Voyons, un petit verre de cassis, dit Gilquin. Vous l'aimez… vous vous souvenez, rue Vaneau? Était-ce assez farce, dans ce temps-là! Ah! cette grosse bête de Correur!».
Elle finissait par s'asseoir, lorsqu'une immense acclamation courut dans la foule. Les promeneurs, comme soulevés par un coup de vent, s'emportaient, avec un piétinement de troupeau débandé. Les Charbonnel, instinctivement, s'étaient levés pour prendre leur course.
Mais la lourde main de Gilquin les recolla sur leur chaise. Il était pourpre.
«Ne bougez donc pas, sacrebleu! Attendez le commandement… vous voyez bien que tous ces imbéciles ont le nez cassé. Il n'est que cinq heures, n'est-ce pas? C'est le cardinal-légat qui arrive. Nous nous en moquons, hein! du cardinal-légat. Moi, je trouve blessant que le pape ne soit pas venu en personne. On est parrain ou on ne l'est pas, il me semble!.. Je vous jure que le mioche ne passera pas avant une demi-heure.» Peu à peu, l'ivresse lui ôtait de son respect. Il avait retourné sa chaise, il fumait dans le nez de tout le monde, envoyant des clignements d'yeux aux femmes, regardant les hommes d'un air provocant. Au pont Notre-Dame, à quelques pas, il se produisit des embarras de voitures; les chevaux piaffaient d'impatience, des uniformes de hauts fonctionnaires et d'officiers supérieurs, brodés d'or, constellés de décorations, se montraient aux portières.
«En voilà de la quincaillerie!» murmura Gilquin, avec un sourire d'homme supérieur.
Mais, comme un coupé arrivait sur le quai de la Mégisserie, il faillit d'un saut renverser la table, il s'écria:
«Tiens! Rougon!» Et, debout, de sa main gantée, il saluait. Puis, craignant de ne pas être vu, il prit son chapeau de paille, il l'agita. Rougon, dont le costume de sénateur était très regardé, se renfonça vite dans un coin du coupé. Alors, Gilquin l'appela, en se faisant un porte-voix de son poing à demi-fermé. En face, sur le trottoir, la foule s'attroupait, se retournait, pour voir à qui en avait ce grand diable, habillé de coutil jaune. Enfin, le cocher put fouetter son cheval, le coupé s'engagea sur le pont Notre-Dame.
«Taisez-vous donc!» dit à voix étouffée Mme Correur, en saisissant l'un des bras de Gilquin.
Il ne voulut pas s'asseoir tout de suite. Il se haussait, pour suivre le coupé, au milieu des autres voitures. Et il lança une dernière phrase, derrière les roues qui fuyaient.
«Ah! le lâcheur, c'est parce qu'il a de l'or sur son paletot, maintenant! Ça n'empêche pas, mon gros, que tu aies emprunté plus d'une fois les bottes de Théodore!» Autour de lui, aux sept ou huit tables du petit café, des bourgeois avec leurs dames ouvraient des yeux énormes; il y avait surtout, à la table voisine, une famille, le père, la mère et trois enfants, qui l'écoutaient, d'un air profondément intéressé. Lui, se gonflait, ravi d'avoir un public. Il promena lentement un regard sur les consommateurs, et dit très haut, en se rasseyant:
«Rougon! c'est moi qui l'ai fait!» Mme Correur ayant tenté de l'interrompre, il la prit à témoin. Elle savait bien tout, elle! Ça s'était passé chez elle, rue Vaneau, hôtel Vaneau. Elle ne démentirait peut-être pas qu'il lui avait prêté ses bottes vingt fois, pour aller chez des gens comme il faut se mêler à un tas de trafics, auxquels personne ne comprenait rien. Rougon, dans ce temps-là, n'avait qu'une paire de vieilles savates éculées, dont un chiffonnier n'aurait pas voulu.
Et, se penchant d'un air victorieux vers la table voisine, mêlant la famille à la conversation, il s'écria:
«Parbleu! elle ne dira pas non. C'est elle, à Paris, qui lui a payé sa première paire de bottes neuves.» Mme Correur tourna sa chaise, pour ne plus paraître faire partie de la société de Gilquin. Les Charbonnel restaient tout pâles de la façon dont ils entendaient traiter un homme qui devait leur mettre en poche cinq cent mille francs. Mais Gilquin était lancé, il raconta, avec des détails interminables, les commencements de Rougon. Lui, se disait philosophe; il riait maintenant, il prenait à partie les consommateurs les uns après les autres, fumant, crachant, buvant, leur expliquant qu'il était accoutumé à l'ingratitude des hommes; il lui suffisait d'avoir sa propre estime. Et il répétait qu'il avait fait Rougon. A cette époque, il voyageait pour la parfumerie; mais le commerce n'allait pas, à cause de la république. Tous les deux, ils crevaient de faim sur le même palier. Alors, lui, avait eu l'idée de pousser Rougon à se faire envoyer de l'huile d'olive par un propriétaire de Plassans; et Ils s'étaient mis en campagne, chacun de son côté, battant le pavé de Paris jusqu'à des dix heures du soir, avec des échantillons d'huile dans leurs poches. Rougon n'était pas fort; pourtant il rapportait parfois de belles commandes, prises chez les grands personnages où il allait en soirée. Ah! ce gredin de Rougon! plus bête qu'une oie sur toutes sortes de choses, et malin avec cela! Comme il avait fait trimer Théodore, plus tard, pour sa politique! Ici, Gilquin baissa un peu la voix, cligna les yeux; car, enfin, lui aussi avait fait partie de la bande. Il courait les bastringues de barrière, où il criait: vive la république! Dame, il fallait bien être républicain, pour racoler du monde. L'Empire lui devait un beau cierge. Eh bien, l'Empire ne lui disait pas même merci. Tandis que Rougon et sa clique se partageaient le gâteau, on le flanquait à la porte, comme un chien galeux. Il préférait ça, il aimait mieux rester indépendant. Seulement, il éprouvait un regret, celui de n'être pas allé jusqu'au bout avec les républicains, pour balayer à coups de fusil toute cette crapule-là.
«C'est comme le petit Du Poizat, qui a l'air de ne plus me reconnaître! dit-il en terminant. Un gringalet dont j'ai bourré plus d'une fois la pipe!.. Du Poizat! sous-préfet! Je l'ai vu en chemise avec la grande Amélie qui le jetait d'une claque à la porte, quand il n'était pas sage.» Il se tut un instant, subitement attendri, les yeux noyés d'ivresse. Puis, il reprit, en interrogeant les consommateurs à la ronde:
«Enfin, vous venez de voir Rougon… Je suis aussi grand que lui. J'ai son âge. Je me flatte d'avoir une tête un peu moins canaille que la sienne. Eh bien, est-ce que je ne ferais pas mieux que ce gros cochon dans une voiture, avec des machines dorées plein le corps?» Mais, à ce moment, une telle clameur s'éleva de la place de l'Hôtel-de-Ville, que les consommateurs ne songèrent guère à répondre. La foule s'emporta de nouveau, on ne voyait que des jambes d'homme en l'air, tandis que les femmes se retroussaient jusqu'aux genoux, montrant leurs bas blancs, pour mieux courir.
Et, comme la clameur approchait, s'élargissait en un glapissement de plus en plus distinct, Gilquin cria:
«Houp! c'est le mioche!.. Payez vite, papa Charbonnel, et suivez-moi tous.» Mme Correur