Son Excellence Eugène Rougon. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.
oui», appuya d'une seule clameur la Chambre entière.
Et il n'y eut pas de délibération. On vota tout de suite.
Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent adoptés par assis et levé. A peine le président achevait-il la lecture de l'article, que, du haut en bas des gradins, tous les députés se levaient d'un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulevés par un élan d'enthousiasme. Puis, les urnes circulèrent, des huissiers passèrent entre les bancs, recueillant les votes dans les boîtes de zinc. Le crédit de quatre cent mille francs était accordé à l'unanimité de deux cent trente-neuf voix.
«Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin, qui se mit à rire ensuite, croyant avoir lâché un mot spirituel…
– Il est trois heures passées, moi je file», murmura M. La Rouquette, en passant devant M. Kahn.
La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient les portes, semblaient disparaître dans les murs.
L'ordre du jour appelait des lois d'intérêt local. Bientôt, il n'y eut plus, sur les bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui n'avaient sans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors; ils continuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point où ils l'avaient laissée; et la séance s'acheva, ainsi qu'elle avait commencé, au milieu d'une tranquille indifférence.
Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif se fût complètement endormi, dans un coin de Paris muet.
«Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tâchez à la sortie de faire causer Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose.
– Tiens! vous avez raison, c'est Delestang, murmura M. Béjuin, en regardant le conseiller d'État assis à la gauche de Rougon. Je ne les reconnais jamais avec ces diables d'uniformes.
– Moi, je ne m'en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M. Kahn. Il faut que nous sachions.» Le président mettait aux voix un défilé interminable de projets de loi, que l'on votait par assis et levé. Les députés, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans cesser de causer, sans même cesser de dormir.
L'ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s'en allèrent. Seuls, les amis de Rougon restaient.
Ils espéraient encore qu'il parlerait.
Tout d'un coup, un député, avec des favoris corrects d'avoué de province, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de la machine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes.
«Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande à m'expliquer sur les motifs qui m'ont forcé à me séparer, bien malgré moi, de la majorité de la commission.» La voix état si aigre, si drôle, que la belle Clorinde étouffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces messieurs, l'étonnement grandissait. Qu'était-ce donc? pourquoi parlait-il? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le président venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le département des Pyrénées-Orientales à emprunter deux cent cinquante mille francs, pour la construction d'un palais de justice, à Perpignan. L'orateur, un conseiller général du département, parlait contre le projet de loi. Cela parut intéressant. On écouta.
Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec une prudence extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, le long desquelles il envoyait, des coups de chapeau à toutes les autorités imaginables. Mais les charges du département étaient lourdes; et il fit un tableau complet de la situation financière des Pyrénées Orientales. Puis, la nécessité d'un nouveau palais de justice ne lui semblait pas bien démontrée. Il parla ainsi près d'un quart d'heure. Quand il s'assit, il était très ému. Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa retomber lentement.
Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif, qui parla d'une voix nette, en homme sûr de son terrain. D'abord, il eut un mot de politesse pour son honorable collègue, avec lequel il avait le regret de n'être pas d'accord. Seulement, le département des Pyrénées Orientales était loin d'être aussi obéré qu'on voulait bien le dire; et il refit, avec d'autres chiffres, le tableau complet de la situation financière du département.
D'ailleurs, la nécessité d'un nouveau palais de justice ne pouvait être niée. Il donna des détails. L'ancien palais se trouvait situé dans un quartier si populeux, que le bruit des rues empêchait les juges d'entendre les avocats. En outre, il était trop petit: ainsi, lorsque les témoins, dans les procès de cour d'assises, étaient très nombreux, ils devaient se tenir sur un palier de l'escalier, ce qui les laissait en butte à des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lançant comme argument irrésistible que c'était le garde des sceaux lui-même qui avait provoqué la présentation du projet de loi.
Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, la nuque appuyée contre le banc d'acajou.
Depuis que la discussion était ouverte, sa carrure semblait s'alourdir encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir répliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout à fait, disant d'une voix pâteuse cette seule phrase:
«Monsieur le rapporteur a oublié d'ajouter que le ministre de l'Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projet de loi.» Il se laissa retomber, il s'abandonna de nouveau, dans son attitude de taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu un petit frémissement. L'orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut votée. Les quelques membres qui suivaient curieusement le débat, prirent des mines indifférentes.
Rougon avait parlé. D'une tribune à l'autre, le colonel Jobelin échangea un clignement d'yeux avec le ménage Charbonnel; pendant que Mme Correur s'apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa dernière tirade. Déjà M. d'Escorailles et Mme Bouchard s'en étaient allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en promenant un regard autour de l'hémicycle. La pluie ne battait plus les vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage. Sous la lumière salie, l'acajou des pupitres semblait noir; une buée d'ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés gardaient seuls une tache blanche; et, sur les marbres des soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques, le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne, mettaient des silhouettes raidies d'ombres chinoises. La séance, dans ce jour brusquement tombé, se noyait. «Bon Dieu! on meurt là-dedans», dit Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune.
Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins.
En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et Mme Correur.
«Nous l'attendons, dit le colonel; peut-être sortira-t-il par ici… En tout cas, j'ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu'ils viennent me donner des nouvelles.» Mme Correur s'était approchée de la comtesse Balbi.
Puis, d'une voix désolée:
«Ah! ce serait un grand malheur!» dit-elle, sans s'expliquer davantage.
Le colonel leva les yeux au ciel.
«Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un silence. L'empereur commettrait une faute.» Et le silence recommença. Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des pas perdus; mais un huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura:
«C'est crevant d'attendre.» Des soldats arrivaient. Le colonel annonça que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de l'escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l'un derrière l'autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria:
«Il n'en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec!
– Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l'oreille du bonhomme, lorsque celui-ci fut près