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L'Argent. Emile ZolaЧитать онлайн книгу.

L'Argent - Emile Zola


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devant une épure représentant l'élévation d'un pavillon construit au centre de vastes magasins.

      «Qu'est-ce donc? demanda-t-il.

      – Oh! je me suis amusé, expliqua l'ingénieur. C'est un projet d'habitation là-bas, à Beyrouth, pour le directeur de la Compagnie que j'ai rêvée, vous savez, la Compagnie générale des Paquebots réunis.»

      Il s'animait, il donna de nouveaux détails. Pendant son séjour en Orient, il avait constaté combien le service des transports était défectueux. Les quelques sociétés, installées à Marseille, se tuaient par la concurrence, n'arrivaient pas à avoir le matériel suffisant et confortable; et une de ses premières idées, à la base même de tout l'ensemble de ses entreprises, était de syndiquer ces sociétés, de les réunir en une vaste Compagnie, pourvue de millions, qui exploiterait la Méditerranée entière et s'en assurerait la royauté, en établissant des lignes pour tous les ports de l'Afrique, de l'Espagne, de l'Italie, de la Grèce, de l'Égypte, de l'Asie, jusqu'au fond de la mer Noire. Rien n'était à la fois, d'un organisateur de plus de flair, ni d'un meilleur citoyen: c'était l'Orient conquis, donné à la France, sans compter qu'il rapprochait ainsi la Syrie, où allait s'ouvrir le vaste champ de ses opérations.

      «Les syndicats, murmura Saccard, l'avenir semble être là, aujourd'hui… C'est une forme si puissante de l'association! Trois ou quatre petites entreprises, qui végètent isolément, deviennent d'une vitalité et d'une prospérité irrésistibles, si elles se réunissent… Oui, demain est aux gros capitaux, aux efforts centralisés des grandes masses. Toute l'industrie, tout le commerce finiront par n'être qu'un immense bazar unique, où l'on s'approvisionnera de tout.»

      Il s'était arrêté encore, debout cette fois devant une aquarelle qui représentait un site sauvage, une gorge aride, que bouchait un écroulement gigantesque de rochers, couronnés de broussailles.

      «Oh! oh! reprit-il, voici le bout du monde. On ne doit pas être coudoyé par les passants dans ce coin-là.

      – Une gorge du Carmel, répondit Hamelin Ma sœur a pris ça, pendant les études que j'ai faites de ce côté.»

      Et il ajouta simplement:

      «Tenez! entre les calcaires crétacés et les porphyres qui ont relevé ces calcaires, sur tout le flanc de la montagne, il y a là un filon d'argent sulfuré considérable, oui! une mine d'argent dont l'exploitation, d'après mes calculs, assurerait des bénéfices énormes.

      – Une mine d'argent», répéta vivement Saccard.

      Mme Caroline, les yeux toujours au loin, dans sa tristesse, avait entendu; et, comme si une vision se fût évoquée:

      «Le Carmel, ah! quel désert, quelles journées de solitude! C'est plein de myrtes et de genêts, cela sent bon l'air tiède en est embaumé. Et il y a des aigles, sans cesse, qui planent très haut… Mais tout cet argent qui dort dans ce sépulcre, à côté de tant de misère. On voudrait des foules heureuses, des chantiers, des villes naissantes, un peuple régénéré par le travail.

      – Une route serait facilement ouverte du Carmel à Saint-Jean-d'Acre, continua Hamelin. Et je crois bien qu'on découvrirait également du fer, car il abonde dans les montagnes du pays… J'ai aussi étudié un nouveau mode d'extraction, qui réaliserait d'importantes économies. Tout est prêt, il ne s'agit plus que de trouver des capitaux.

      – La Société des mines d'argent du Carmel!» murmura Saccard.

      Mais c'était maintenant l'ingénieur qui, les regards levés, allait d'un plan à l'autre, repris par le labeur de toute sa vie, enfiévré à la pensée de l'avenir éclatant qui dormait là, pendant que la gêne le paralysait.

      «Et ce ne sont que les petites affaires du début, reprit-il. Regardez cette série de plans, c'est ici le grand coup, tout un système de chemins de fer traversant l'Asie Mineure, de part en part… Le manque de communications commodes et rapides, telle est la cause première de la stagnation où croupit ce pays si riche. Vous n'y trouveriez pas une voie carrossable, les voyages et les transports s'y font toujours à dos de mulet ou de chameau… Imaginez alors quelle révolution, si des lignes ferrées pénétraient jusqu'aux confins du désert! Ce serait l'industrie et le commerce décuplés, la civilisation victorieuse, l'Europe s'ouvrant enfin les portes de l'Orient… Oh! pour peu que cela vous intéresse, nous en causerons en détail. Et vous verrez, vous verrez!»

      Tout de suite, du reste, il ne put s'empêcher d'entrer dans des explications. C'était surtout pendant son voyage à Constantinople, qu'il avait étudié le tracé de son système de chemins de fer. La grande, l'unique difficulté se trouvait dans la traversée des monts Taurus; mais il avait parcouru les différents cols, il affirmait la possibilité d'un tracé direct et relativement peu dispendieux. D'ailleurs, il ne songeait pas à exécuter d'un coup le système complet. Lorsqu'on aurait obtenu du sultan la concession totale, il serait sage de n'entreprendre d'abord que la branche mère, la ligne de Brousse à Beyrouth par Angora et Alep. Plus tard, on songerait à l'embranchement de Smyrne à Angora, et à celui de Trébizonde à Angora, par Erzeroum et Sivas.

      «Plus tard, plus tard encore…», continua-t-il.

      Et il n'acheva pas, il se contentait de sourire, n'osant dire jusqu'où il avait poussé l'audace de ses projets. C'était le rêve.

      «Ah! les plaines au pied du Taurus, reprit Mme Caroline de sa voix lente de dormeuse éveillée, quel paradis délicieux! On n'a qu'à gratter la terre, les moissons poussent, débordantes. Les arbres fruitiers, les pêchers, les cerisiers, les figuiers, les amandiers, cassent sous les fruits. Et quels champs d'oliviers et de mûriers, pareils à de grands bois! Et quelle existence naturelle et facile, dans cet air léger, constamment bleu!»

      Saccard se mit à rire, de ce rire aigu de bel appétit, qu'il avait lorsqu'il flairait la fortune. Et, comme Hamelin parlait encore d'autres projets, notamment de la création d'une banque à Constantinople, en disant un mot des relations toutes-puissantes qu'il y avait laissées, surtout près du grand vizir, il l'interrompit gaiement.

      «Mais c'est un pays de cocagne, on en vendrait!»

      Puis, très familier, appuyant les deux mains aux épaules de Mme Caroline, toujours assise:

      «Ne vous désespérez donc pas, madame! Je vous aime bien, vous verrez que je ferai avec votre frère quelque chose de très bon pour nous tous… Ayez de la patience. Attendez.»

      Pendant le mois qui suivit, Saccard procura de nouveau à l'ingénieur quelques petits travaux; et, s'il ne reparlait plus des grandes affaires, il devait y penser constamment, préoccupé, hésitant devant l'ampleur écrasante des entreprises. Mais ce qui resserra davantage le lien naissant de leur intimité, ce fut la façon toute naturelle dont Mme Caroline vint à s'occuper de son intérieur d'homme seul, dévoré de frais inutiles, d'autant plus mal servi qu'il avait davantage de serviteurs. Lui, si habile au-dehors, réputé pour sa main vigoureuse et adroite dans le gâchis des grands vols, laissait aller chez lui tout à la débandade, insoucieux du coulage effrayant qui triplait ses dépenses; et l'absence d'une femme se faisait aussi cruellement sentir, jusque dans les plus petites choses. Lorsque Mme Caroline s'aperçut du pillage, elle lui donna d'abord des conseils, puis finit par s'entremettre et lui faire réaliser deux ou trois économies; si bien qu'en riant, un jour, il lui offrit d'être son intendante pourquoi pas? elle avait cherché une place d'institutrice, elle pouvait bien accepter une situation honorable pour elle, qui lui permettrait d'attendre. L'offre, faite en manière de plaisanterie, devint sérieuse. N'était-ce pas une façon de s'occuper, de soulager son frère, avec les trois cents francs que Saccard voulait donner par mois? Et elle accepta, elle réforma la maison en huit jours, renvoya le chef et sa femme pour ne prendre qu'une cuisinière, qui, avec le valet de chambre et le cocher, devait suffire au service. Elle ne garda aussi qu'un cheval et une voiture, prit la haute main sur tout, examina les comptes avec un soin si scrupuleux, qu'à la fin de la première quinzaine elle avait obtenu une réduction de moitié. Il était ravi, il plaisantait en disant que c'était lui qui la volait maintenant, et qu'elle aurait dû exiger un tant pour cent sur tous les bénéfices qu'elle lui faisait faire.

      Alors, une vie très étroite avait commencé.


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